La revue trimestrielle du Gsara


Projet

Belgica Biladi, les richesses d’une mémoire plurielle

GSARA asblOptiques n°8 – été 2025

À l’occasion des 60 ans de l’immigration marocaine en Belgique, une dynamique culturelle et mémorielle d’envergure a vu le jour, portée par le Centre d’Action Laïque (CAL), le département culture de l’ULB et le GSARA.

Dans le prolongement de l’exposition Belgica Biladi, coordonnée par Ahmed Medhoune (commissaire général), un livre, un dossier pédagogique ainsi qu’une série de six podcasts réalisés par le GSARA, enrichissent cette exploration collective.

Le projet sonore, coproduit avec le CAL et mené avec la journaliste Vinciane Colson, donne la parole à celles et ceux qui ont construit, raconté et transmis cette mémoire. De la mine aux luttes sociales, de la langue au genre, Belgica Biladi explore les multiples facettes de l’immigration marocaine, trop souvent réduite à des clichés. Une démarche rigoureuse, sensible et engagée, rendue possible grâce à la mobilisation d’un large réseau de partenaires, d’expert·es et de témoins.

C’est une plongée critique aussi dans les strates d’une immigration plurielle, souvent invisibilisée, mais toujours active. Le tout en se basant sur les faits historiques, mais aussi les enjeux linguistiques, culturels et identitaires qui sont soulevés par cette histoire commune.

De la bienvenue à la stigmatisation

Si la convention de 1964 entre la Belgique et le Maroc marque un jalon officiel dans l’histoire de l’immigration marocaine, les liens entre les deux pays remontent à bien plus loin. Dès le XIXe siècle, les échanges culturels, économiques et humains dessinent une première trame d’interconnexions. Mais dans les années 1960, le Maroc est confronté au chômage, à la pression démographique et à un encadrement migratoire structuré par les accords bilatéraux.

Des milliers de Marocains sont alors recrutés pour occuper les postes vacants dans l’industrie lourde, les mines, ou le nettoyage notamment. Encouragés à faire venir leurs familles, ils s’installent durablement.

Mais le contexte change brutalement dans les années 1970 avec la crise économique et la désindustrialisation. Ce qui était considéré comme une « main-d’œuvre bienvenue » devient progressivement une « présence gênante ». Les politiques d’intégration deviennent floues, et une rhétorique de rejet s’installe.

Résistances et créativité culturelle

L’exposition et le podcast Belgica Biladi montrent comment cette bascule s’est accompagnée de discriminations structurelles. Andrea Rea, sociologue, et Ahmed Medhoune, fondateur du programme Tutorat à l’ULB, évoquent la place ambiguë de l’école : elle ouvre parfois des portes, mais laisse beaucoup d’élèves d’origine marocaine sur le carreau. Dans les médias, peu de représentations positives émergent. Khiti Benachem et Mehrdad Taghian retracent pourtant leur engagement dès les années 1970 à la RTBF, via des émissions pionnières comme Ileikoum ou Sindbad, pensées pour créer du lien entre les cultures.

Parallèlement, des artistes comme Taha Adnan, Abdeslam Manza ou Nora Balile participent à une réappropriation identitaire par la création. Leur rapport au langage est révélateur : ils mêlent arabe, amazigh, français et néerlandais dans une dynamique de réinvention permanente. Cette diversité linguistique – miroir de celle des rues bruxelloises et marocaines – est décrite comme un levier de fierté, mais aussi de complexité. Car au quotidien, jongler entre plusieurs univers implique de constamment s’adapter, traduire, se justifier.

L’épisode consacré à la « double identité » explore ce tiraillement vécu par les 2e, 3e, voire 4e générations : l’impression de ne jamais être ni « complètement » Belge, ni « suffisamment » Marocain. À travers le regard de Wahiba Yachou notamment se dessine un questionnement profond sur l’appartenance, la religion, le regard des autres et les choix de vie, jusqu’à celui du lieu d’inhumation des aînés : ici ou là-bas ?

Figures de lutte et récits invisibilisés

Si certains sont venus pour travailler, d’autres ont fui le Maroc pour des raisons politiques. Dès les années 1970, un tissu associatif, étudiant et syndical émerge, avec comme objectif la conquête de droits sociaux, civiques et politiques. La lutte contre le racisme devient transversale, portée par plusieurs générations. Le podcast évoque, de fait, le cas de Mohamed El Baroudi, figure militante, et de son fils Radouane, qui prolonge son engagement aujourd’hui.

Autre révélation majeure : la place centrale – trop longtemps négligée – des femmes marocaines dans cette histoire. Dès les années 1960, elles rejoignent leurs maris ou viennent seules. Qu’elles soient analphabètes ou enfermées dans des rôles domestiques, elles s’organisent peu à peu, investissent les associations, revendiquent leurs droits et s’emparent de questions comme le divorce, les mariages forcés ou l’héritage. Fatiha Saïdi, Hajar Oulad Ben Taib et d’autres chercheuses ou militantes racontent ce long processus de visibilisation, en Belgique comme au Maroc.

Un podcast-mémoire pour penser le présent
En six épisodes thématiques, Belgica Biladi tisse une fresque nuancée d’une immigration marocaine multiple, créative et engagée. La série constitue un outil de réflexion essentiel pour penser la diversité non comme un défi à gérer, mais comme un fait fondateur de la société belge. À travers des récits incarnés et des analyses rigoureuses, elle permet de revisiter l’histoire collective avec lucidité et empathie. Un projet salutaire, à écouter autant qu’à transmettre.

« Belgica Biladi », c’est aussi un livre !
L’ouvrage Belgica Biladi (« Belgique, ma patrie »), en réunissant les contributions de plus d’une vingtaine d’experts et de nombreux témoignages, propose un riche état des savoirs sur cette présence. Raconter une histoire belgo-marocaine, c’est rappeler des faits, analyser des situations et leurs évolutions, mais c’est aussi et surtout parler des vies, des expériences, des engagements et des rêves, du tajine à la frite. Ouvrage réalisé sous la direction d’Andrea Rea, Ahmed Medhoune, Fatima Zibouh et Christophe Sokal, aux Editions de l’Université de Bruxelles.

GSARA asbl

Rédaction collective