La revue trimestrielle du Gsara


Analyse

Corps sans âmes, à propos de How to have sex et Animal

Olivier GrinnaertOptiques n°3 – printemps 2024

Analyse comparée des œuvres de Molly Manning Walker et Sofia Exarchou.

Opération unique de médiation culturelle, le projet jurys-citoyens n’a fait que se déployer depuis son lancement en 2015. Après avoir développé ce projet d’éducation aux médias au sein de nos propres événements (FILMER À TOUT PRIX puis COUPE CIRCUIT), le GSARA implante maintenant au cœur de festivals prestigieux ces jurys constitués de citoyen.ne.s pour la plupart en rupture ou dans des situations fragiles. Une mise en valeur exceptionnelle rendue possible grâce à nos partenaires: le Festival International du Film d’Amour de Mons, le Festival International du Court-métrage de Bruxelles, le Festival du premier film européen Les Enfants Terribles de Huy et depuis peu, Le Festival International du Film Méditerranéen de Bruxelles (Cinemamed) où nous avons collaboré avec le C.B.A.I. et le C.F.A..

Le 8 décembre dernier, ce premier jury citoyen porté par le GSARA au sein de CINEMAMED a remis son prix à Animal, deuxième long métrage de la scénariste et réalisatrice athénienne Sofia Exarchou (2023). Ce film nous plonge lors d’un été sur une île grecque, etadopte les points de vues de deux animatrices travaillant dans un hôtel bondé de touristes. Hasard du calendrier, parallèlement au festival Cinemamed était exploité sur les écrans belges How to have sex signé par la réalisatrice britannique Molly Manning Walker (2023). Premier film très remarqué (il a notamment obtenu le Prix Un Certain regard au festival de Cannes 2023), How to have sex emprunte lui aussi le contexte du tourisme de masse dans les îles grecques mais cette fois du côté de trois jeunes touristes anglaises.

Au delà de cet amusant jeu de regards croisés, les deux œuvres ont en commun de mettre au centre les corps de leurs héroïnes, avec dans les deux cas, une scène de sexe non consenti comme point de bascule du récit. Une analyse comparée ouvre une perspective effrayante sur un avenir possible de nos sociétés occidentales contemporaines.

ATTENTION CETTE ANALYSE CONTIENT DES SPOILERS


1. HOW TO HAVE SEX

Après leurs examens de fin d’études secondaires, Tara, Skye et Em partent pour une semaine de vacances au soleil dans le but affiché de consommer un maximum d’alcool et d’avoir le plus de relations sexuelles possibles. Très vite, elles rencontrent Badger et Paddy, garçons un poil plus âgés aux ambitions similaires.

1.a – Corps objet

La dissociation entre le corps et l’affect, entre le corps et l’âme pourrait-on dire, est au cœur de How to have sex (tout comme d’Animal cf. plus bas). Dans les premières minutes du film britannique, les trois copines se retrouvent sur la plage au petit matin, trop tôt pour pouvoir investir leur chambre d’hôtel. Tara, le personnage central, ne veut pas se baigner, prétextant que l’eau est trop froide. Poussée par ses copines, Tara se «fait violence» et plonge. Ce motif, plus tard re-exploité dans le film, est le premier signe de la maltraitance du corps, cette chose embarrassante que l’on va rendre malade d’excès d’alcool, éprouver, violenter.

Après que la réalisatrice ait filmé au ralenti les corps sculptés qui s’amoncellent dans la piscine de l’hôtel, Tara remonte dans sa chambre et essaie une robe: «Je me sens inconfortable» dit-elle, avant que son amie ne lui rétorque «Tu es canon». Au diable l’inconfort, Tara gardera la robe. Le corps est meurtri au profit de la représentation, il est un signe extérieur, un attribut, comme une voiture rutilante.

Coûte que coûte, le corps est donc ici pur objet, mais il y a un cap à franchir. Tara, en proie à un sentimentalisme encore trop présent, se sent des affinités avec Badger, personnage nigaud mais moins retors que son ami Paddy, constamment torse nu, abdominaux saillants. Malgré ses sentiments, elle est poussée dans les bras de l’éphèbe par sa copine Skye, la logique marchande voulant que les deux corps correspondants le plus aux normes de beauté s’accordent. Lorsque l’idiot sympa galvanisé par une foule imbibée laisse Tara derrière lui pour s’adonner à un show exhibitionniste avilissant, la jeune héroïne est laissée seule avec des sentiments d’abandon et de jalousie parasites qui l’envahissent sans qu’elle ne sache qu’en faire.

Présentée en flash-backs, la scène de sexe non consenti voit Paddy, l’éphèbe, retrouver Tara à ce moment précis de conflit intérieur. D’abord, sous couvert d’une blague, il la force à se baigner dans une eau trop froide. Tara multiplie ensuite les signes d’inconfort physique et moral : « Le sable rentre partout » dit-elle avec un air de dégoût, « Je croyais que tu étais cool » répond-t-il en immobilisant la jeune fille allongée sur la plage. Si à ce moment la jeune fille cède sous la pression, elle réinvestit son corps quelques instants après en refusant d’arpenter tel un trophée les rues au bras de son tortionnaire. Dans le dernier acte du film, Paddy use de nouveau de sa domination lors d’une scène où il abuse de Tara alors qu’elle est inconsciente. Paroxysme de l’utilisation par le jeune homme d’un corps objet, détaché d’une âme pour l’habiter, avec laquelle il faudrait s’accorder.

1.b – Retour de l’affect

Pourtant lors de ce deuxième rapport, l’affect a bel et bien repris possession du corps de Tara. D’abord en proie à ses sentiments blessés envers le deuxième personnage masculin (trop alcoolisé et esclave de sa propre image pour les détecter), puis meurtrie par ce premier rapport sexuel placé sous le signe de la contrainte, l’écriture et la mise en scène détache lentement la jeune fille du reste du groupe, la montrant d’abord seule au milieu d’une rue ensoleillée jonchée d’immondices, stigmates des festivités de la veille, avant de progressivement la cadrer seule face au reste de ses congénères. Lors du dernier acte du film, Tara porte des vêtements amples, dissimulant ce corps qu’elle souhaite se réapproprier, et elle va même jusqu’à refuser un verre d’alcool, impensable en début de métrage.

Ce retour à un alignement, un corps et un affect en phase, est publiquement méprisé par le personnage de Skye, l’architecte du malheur. Alors que l’héroïne refuse la proposition de ses copines d’aller prendre un bain de minuit prétextant qu’elle « ne veut pas de sable partout », Skye lui objecte « C’est seulement du sable ! », autrement dit : tu n’as pas à te soucier autant de tes états d’âme.

Si cette étude d’une pression sociale vers un détachement complet entre le corps et l’affect est bien tenue, la première réalisation de Molly Manning Walker n’est pas exempte de lourdeurs d’écriture et de mise en scène qui amoindrissent son impact, notamment dans la caractérisation de personnages secondaires souvent unidimensionnels et repoussoirs. Néanmoins le film étend régulièrement son récit refermé sur un petit groupe de personnages grâce à un travail de cadrage habile montrant constamment en arrière plan d’autres terrasses remplies de figurants (soit d’histoires similaires). Autre exemple, la réalisatrice injecte intelligemment le thème de la consommation dès le début de son film, en plaçant les copines au beau milieu d’un supermarché pour crier leur volonté de s’envoyer en l’air au maximum, tout en remplissant leur caddie de chips et de bouteilles. Ce thème et le contexte plus général du tourisme de masse sont poussés davantage dans Animal, oeuvre plus consistante et aussi plus désespérée.

2. ANIMAL (anima: en latin âme ; en grec souffle)

Cela va faire dix ans que Kalia est animatrice dans un hôtel sur une île grecque. Alors qu’une nouvelle saison commence, de nouveaux.elles animateur.rice.s sont recruté.e.s. Parmi eux.elles Eva, 17 ans, polonaise mutique à la moue boudeuse. Alors que Kalia est au bout d’un cycle, Eva prend lentement la place qu’occupait sa consœur au début du métrage.

2.a – Corps produit

Kalia a effectué la dissociation corps/âme dès notre entrée dans le film. Son âme a été ensevelie il y a bien longtemps. Elle n’a ni famille ni proches, à peine son collègue animateur à l’année lui aussi est-il montré comme un sex-friend occasionnel qu’elle renvoie une fois le sexe accompli. Sofia Exarchou, réalisatrice au style frontal, découpe le corps de son héroïne en détails musclés dès le générique de début. Dès lors, elle n’aura de cesse de le scruter, le blesser, l’épuiser. Après de trop nombreux étés de shows tristounets pour touristes aux mains baladeuses, de danses frénétiques dans des night-clubs assourdissants, de mauvais alcool et de sexe sans lendemain, Kalia a désinvesti son corps pour le transformer en produit. Implacablement, le film nous démontre cet état de fait avant de rappeler Kalia à l’ordre pour la faire prendre conscience de la toxicité physique de cette aliénation.

Victime du système dont elle est une fière combattante (« Ici il y a de l’argent toute l’année ») Kalia est devenue son travail. Régulièrement, elle mélange réel et fiction en répétant en privé les punchlines qu’on l’a précédemment entendue utiliser dans un cadre professionnel (« Magnifique ! », « N’oubliez pas de respirer »). Plus clair encore, vers la fin du film, lorsqu’un énième one night stand s’avère plus intelligent et empathique qu’a l’accoutumée, Kalia confie « Tu commandes, je danse, je suis un jukebox », symbole prégnant d’un corps devenu produit de consommation.

Trajectoires croisées, dans un premier temps, Eva la jeune animatrice, est montrée comme une jeune femme introvertie qui, non sans mal, se met doucement à danser lors des auditions menées dans un night-club local. En parallèle, nous suivons sa plongée dans ce monde factice où les multiples travestissements offerts par l’activité hôtelière favorisent l’abandon de son être profond : costumes de scène, maquillage, push-ups, rajouts de cheveux, faux cils…

Mais le vrai point de bascule de ce dernier personnage vers la dissociation totale entre son corps et son affect se trouve dans la scène du rapport sexuel non-consenti. Dans le premier mouvement du film, après avoir refusé les avances de Tomàs, collègue animateur, Eva confie à Kalia avoir fui la Pologne dès ses seize ans, là où c’était « Vodka matin, midi et soir ». L’été avançant, Eva se grime, danse encore et encore, boit davantage, et progressivement maltraite son corps, jusqu’à ce que Tomàs ne profite de son état d’ébriété pour abuser d’elle après lui avoir dit ces mots : « Ici c’est fiesta matin, midi et soir ». La séquence suivante nous montre des poissons pris au piège dans un filet de pêche. Dès lors, Eva ne fera plus que danser, boire, s’oublier, jusqu’à ce qu’en fin de film elle ne devienne la nouvelle maîtresse de revue de l’hôtel, un masque de sourire forcé plaqué sur son visage.

2.b – Révolte du corps

Tara, l’héroïne du film de Molly Manning Walker, est rattrapée par ses sentiments. Sofia Exarchou, réalisatrice plus pessimiste, écrit et met en scène un personnage central rattrapé par son corps. Kalia, régulièrement moquée pour son âge avancé dans ce contexte socio-économique, éprouve le plus grand mal à sortir de sa torpeur, à arrêter de danser pour affronter la réalité de sa situation. Il faudra que son corps la rappelle à l’ordre.

Lors d’une scène d’une violence sourde, Eva et Kalia, engagées comme danseuses pour chauffer l’ambiance dans le nightclub précité participent à un jeu à boire idiot (pléonasme ?) lors duquel elles doivent garder les yeux bandés. Bruit de bouteille cassée, Kalia participe avant que les clients éméchés ne se mettent à la pousser en tous sens, Kalia se débat, tombe et s’ouvre la jambe sur le verre brisé. De retour chez elle, sous la douche, elle ne parvient pas à démêler ses cheveux et devra à nouveau se faire du mal.

À partir de cette blessure, rappel physique de la finitude de son corps, l’aquarium mortifère où se débat Kalia va constamment être rappelé à sa mémoire. Elle fera tout ce qu’elle peut pour ne pas le voir, flirtant avec un rapport problématique à la boisson, mais la blessure et autres souffrances corporelles la ramènent sans cesse à l’impasse physique et morale dans laquelle elle se trouve. Après une énième nuit de beuverie et de sexe triste sur une plage grisâtre et boueuse, Sofia Exarchou filme en gros plan le bas ventre de Kalia, sali et transi de froid. Allégorie animale filée, des plans de poissons dans un aquarium ponctuent un film tout entier dirigé vers son point de rupture, où après une énième danse, une énième représentation, Kalia lâche dans un souffle : « C’est fini, je n’en peux plus ».

CONCLUSION

Troublant champ / contrechamp sur le phénomène contemporain du tourisme de masse, How to have sex et Animal, se placent sans hasard tous les deux dans un pays où il s’agit là de la plus grosse source de revenus nationale, s’ancrant ainsi clairement comme des commentaires d’ordre socio-économique . Sous l’angle thématique, qu’elles soient rattrapées par leurs sentiments chez la plus tendre (et peut-être un peu puritaine ?) Molly Manning Walker, ou par une meurtrissure physique chez la plus pragmatique Sofia Exarchou, les deux héroïnes essaient tant bien que mal de remettre en phase leurs âmes et leurs corps, tandis que les abuseurs en tous genres tendent à s’attaquer plus facilement à ces corps objets, délaissés, désinvestis.

Pour élargir la réflexion, un système qui transforme les corps de ses individus en objets ou en produits, qui pousse à dissocier l’affect du corps pour mieux « fonctionnaliser » ce dernier, le maltraiter, ce système ne pourrait-il pas inciter dans un second temps à transférer ces affects sur un objet tiers, au hasard virtuel ? N’assiste-t-on pas aux balbutiements d’une société future où nos corps seraient délaissés, confinés, au profit d’avatars numériques surinvestis d’émotions ? Pour souvenir, dans le décidément Matrix (Les Wachowski’s – 1999), les âmes humaines vivent dans une illusion tandis que leurs corps physiques fournissent l’énergie, la matière première nécessaire à la survie de leur oppresseur. Prophétique ?

Olivier Grinnaert

Coordinateur pédagogique