Récit
Créer « Levures Sauvages », les joies de l’expérimentation
À la suite de la 5e édition de Coupe Circuit – notre festival online des réalités sociales – où le film J**** réalisé par Maud Girault, Joachim Soudan et Jérôme Zahno a obtenu trois prix, le GSARA s’est engagé à soutenir le trio d’auteurs sur un projet ultérieur à définir.
Quelques mois plus tard, Maud, Joachim et Jérôme sont revenus vers nous avec, en mains, quelques feuillets présentant leur nouvelle idée – un peu folle – intitulée Levures Sauvages. Enthousiasmée par ce projet hors-normes, l’équipe du GSARA leur a proposé de produire le film dans son intégralité, autrement dit de partir en recherches de financements, puis de fournir l’accompagnement technique et l’encadrement artistique nécessaire au processus de réalisation si particulier du film. Deux ans plus tard, mission accomplie : Levures Sauvages a été présenté en première nationale au festival international du court-métrage de Bruxelles en avril dernier.
J**** a été créé dans l’urgence, à l’occasion d’un défi lancé par l’A.J.C. (réaliser un court-métrage en quelques jours, avec pour seule prémisse : « Bruxelles 2048 »). Le processus créatif qui a abouti à Levures Sauvages a été tout aussi collectif, organique, mais a contrario de l’essai précédent, étendu dans le temps. Explications.
Présentation
Dans un futur lointain, Bruxelles est le dernier lieu de vie possible sur terre, grâce à sa pluie régulière.
La ville inondée est envahie par les levures de bière sauvages qui commencent à fermenter.
Face à la menace, un groupe d’habitant·es tiré·e·s au sort est rassemblé en commission pour définir une stratégie.
Ce synopsis mérite quelques éclaircissements sur la forme du film. La « Commission fermentation » constitue l’unité de temps et de lieu de Levures Sauvages. Dans cet espace unique, les membres de cette commission se montrent des bobines de films illustrant leurs propositions de remèdes à la fermentation globale. Les images de ces bobines constituent la majeure partie des images vues par le spectateur du film.
Celles-ci sont progressivement altérées par les levures de plus en plus présentes dans l’air ambiant. Au son, nous entendons les membres de la commission qui exposent, se rejoignent, s’opposent, paniquent ou acceptent leur sort. Le film est donc en majeure partie constitué d’images en pellicule Super 8, quelques prises de vues sur support numérique montrent la Commission fermentation « de l’intérieur ».

Collectif
Au-delà d’une farce d’anticipation, Levures Sauvages aborde le thème de la participation citoyenne, des processus démocratiques, et des manières de répondre collectivement aux défis lancés à une organisation d’individus. En accord avec ce thème, le scénario du film a été développé sur base de plusieurs séances de travail collectives, où dans un premier temps tous les comédiens, amateurs et professionnels, ont été invités à élaborer des idées autour du concept initial (c’est à dire : « La ville fermente et on ne peut pas partir. Si on ne fait rien, on va mourir : que fait-on ? »).
De ces séances, de nombreuses idées ont surgi, les auteurs ont creusé l’univers du film et développé des situations, qui ont elles-mêmes servi de bases d’improvisation à une nouvelle session de travail collective. Riche de toute cette matière, le trio d’auteurs a ensuite extrait les personnages, répliques et situations les plus à même de construire leur réflexion sur la thématique du film. Chaque participant a donc apporté sa pierre a un édifice commun, dessinant puis interprétant « son » personnage et sa manière de réagir à la situation de crise proposée. Selon cette idée, le générique du film mentionne quinze co-auteurs du scénario.
Organique
Si la bande sonore de Levures Sauvages est en quelque sorte la captation d’une agora, la question est donc : que voit-on ? La plupart des images proviennent de pellicules Super 8 qui illustrent les discours des divers participants. Au cours du film, ces images se dégradent de plus en plus, envahies par les levures de bière sauvages. Après avoir renoncé, pour des raisons budgétaires ou liées aux effets spéciaux à venir, à tourner directement sur pellicule Super 8, le trio d’auteurs s’est résolu à employer une caméra numérique ou à recourir à des images libres de droits : toute cette matière a été kinescopée, soit transférée de son support numérique vers un support pellicule. Après développement et numérisation, il a fallu y inviter les levures à proliférer.
Après quelques tests, les réalisateurs ont délibérément immergé leurs pellicules dans diverses solutions : levures de bière, bière seule, compost… Ceci dans des milieux particuliers : gazeux ou humides, chauds ou froids. À plusieurs étapes de leur séjour en milieux naturels, ces pellicules étaient à nouveau scannées et numérisées. Ainsi, Levures Sauvages invite véritablement le vivant à prendre le contrôle du film, les levures devenant progressivement le sujet principal de l’attention de l’audience, dans une sorte de procédé de surimpression sur l’image primaire. Évidemment, en cas de problème, des solutions ont été prévues, de manière à contrôler la visibilisation progressive du vivant étranger.
Pour l’anecdote, les « vraies » levures sauvages de la Brasserie Cantillon (active depuis l’an 1900) ont eu aussi leur place dans ce processus, les réalisateurs ayant eu la possibilité de placer des amorces dans le moût1 de la fameuse maison bruxelloise, pour y récolter les levures qui ont ensuite proliféré sur des pellicules vierges.

Segmentation
Pour y revenir, l’ensemble du processus a donc été exigeant en termes de temps et d’organisation pratique, s’étendant sur de nombreux mois, entre tournage, développement, numérisation, étalonnage, kinescopage, altération, scannage, numérisation… et ainsi de suite sachant que chaque pellicule fut altérée au minimum par trois fois, avec des périodes de repos s’étendant sur plusieurs semaines.
Après cette étape chimique et expérimentale, la préparation de la deuxième partie du tournage – plus classique – a pu avoir lieu. Soit les enregistrements des dialogues et les prises de vues numériques « à l’intérieur » de la commission fermentation. Pour fournir un appui au travail des comédiens, des prémontages des images altérées ont été effectués en amont. Ainsi, dans la diégèse, lorsqu’un personnage montre « sa » bobine de film, présentant par cet exposé « sa » solution à la fermentation globale, les comédiens étaient encouragés à improviser sur base d’un montage provisoire, projeté sur le lieu de tournage.
Enfin, toute la post-production (au sens classique du terme) a eu lieu au GSARA, y compris l’enregistrement de la musique originale. Le tout dans une temporalité raisonnable, cette fois-ci pour un film de fiction affichant tout de même 33 minutes au compteur.
Et maintenant ?
Levures Sauvages sera également diffusé par le GSARA, l’une des missions de notre atelier de production. Le film est actuellement soumis aux comités de sélection de divers festivals internationaux. Si vous souhaitez rester informé des projections à venir, inscrivez-vous à la newsletter du GSARA ou suivez-nos comptes sur les réseaux sociaux.
- Le moût est, dans le domaine de la brasserie, un liquide à forte teneur en sucre, employé dans la production de whisky, de bière et d’autres boissons alcoolisées à base de céréales. L’alcool de ces boissons est obtenu lors de la transformation des sucres par des levures dans un processus de fermentation. ↩︎