Entretien
Focale sur le métier de monteuse : « C’est avant tout un travail de deuil »
Entretien avec la monteuse Pauline Piris-Nury qui se livre sur son parcours, sa méthode et la pratique du montage.
Cela fait un décennie que Pauline Piris-Nury opère en tant que monteuse au sein du GSARA asbl. Elle a ainsi collaboré à des projets très variés : des films d’auteur dans le cadre de l’Atelier de production, mais aussi des films pédagogiques, des capsules et autres commandes, pour la plupart traitant de problématiques sociales, pour le volet « Education permanente » de l’association.
Pauline, peux-tu nous parler de ton parcours ? Comment as-tu choisi le montage image comme profession ? Pourquoi t’es-tu spécialisée dans le documentaire ?
Avant d’arriver au cinéma et plus spécifiquement au montage image, mon parcours a été assez chaotique, du moins en apparence, pas en ligne droite. Même si j’étais très cinéphile pendant l’adolescence, je n’aurais jamais cru que j’allais en faire mon métier. J’ai d’abord obtenu un diplôme en Métiers du livre à l’IUT de Grenoble pour devenir archiviste, documentaliste ou libraire, formation à la suite de laquelle j’ai choisi d’entrer au Conservatoire de Grenoble en danse contemporaine où j’ai obtenu mon Diplôme d’études chorégraphiques. Mais finalement, à la sortie du Conservatoire, j’ai décidé de me former pour travailler comme projectionniste dans un cinéma d’art et d’essai. J’y ai travaillé pendant deux ans, et ça reste une des expériences les plus heureuses de mon parcours professionnel. Ce n’est qu’en 2005, à l’âge de 25 ans, que je me suis décidée à vraiment « entrer » dans le cinéma et où j’ai passé le concours de l’INSAS en montage. Avec succès ! J’ai donc déménagé à Bruxelles pour suivre cette formation jusqu’à l’obtention du Master quatre plus tard. À la sortie de cette école, je me suis vite spécialisée en montage de films documentaires. Je trouve qu’aujourd’hui, globalement, les propositions en fiction sont plus pauvres, là où le documentaire permet plus de chercher et de créer. Je pense en effet que la recherche de la forme est essentielle au cinéma et je la trouve souvent plus présente dans les films documentaires, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Le documentaire d’auteur permet d’aller très loin dans cette recherche et c’est cela qui me passionne.
Comment es-tu arrivée au GSARA?
Après l’école, j’ai soigneusement évité le métier d’assistante de montage. C’est souvent ingrat de travailler comme assistant, et les quelques expériences que j’ai faites à ce poste-là n’étaient pas intéressantes. Je n’ai pas eu la chance de vraiment travailler aux côtés d’un monteur que j’aurais accompagné tout au long d’un film. Il n’y a pas eu de transmission, le travail était purement technique. Il s’agissait la plupart du temps d’organiser la matière, de synchroniser les rushes en amont du montage sans plus de communication avec le monteur. Une fois, je me suis fait carrément exploitée, payer des miettes, pour un travail d’assistanat colossal. J’ai alors décidé de séparer les choses : pour gagner ma vie, dans un premier temps, j’ai choisi de faire des piges à la RTBF pour monter les news au JT et les émissions de sport. Même si j’ai toujours considéré ce travail comme purement alimentaire, monter le sport m’a bien plu : c’est peut-être un des derniers endroits à la télévision où se racontent encore des choses, des récits collectifs. À côté de ça, je me suis investie sur des montages qui me semblaient intéressants, mais qui étaient souvent très mal payés. C’est en 2014 que je suis arrivée au GSARA. Là, j’étais payée pour monter des « documentaires de création », ce que je voulais faire depuis longtemps. J’étais vraiment très contente d’arriver ici.
Il faut vraiment se mettre d’accord sur ce qu’on veut raconter, délimiter un terrain de jeu.
Combien de projets montes-tu par an ? Quelle est ta méthode de travail ?
Chaque projet est différent. Pour un long-métrage, on compte généralement deux mois de travail pour le montage image, selon la durée du film et sa complexité, bien entendu. Quand c’est possible, j’aime bien scinder le montage en deux parties : c’est précieux de pouvoir prendre ce temps de pause afin d’avoir un peu de recul et de reprendre le travail avec un regard frais.
Au GSARA, nous avons souvent affaire à des premiers films qui sont plus fragiles et qui s’écrivent au montage. Il y a régulièrement un gros boulot d’écriture à faire, ensemble avec le ou la cinéaste. Il n’y a évidemment pas de recettes, ce sont des aller-retours fréquents et idéalement fertiles qui font avancer la dramaturgie et donc le montage du film.
Avec le temps et l’expérience, j’ai compris à quel point il était important de définir un cadre dès les premières sessions de travail, une méthodologie, afin de ne pas se perdre en cours de route : par quoi on va commencer, comment on va avancer ? Quel est le fil qu’on va suivre et comment on va communiquer sur la matière filmique ? Il faut vraiment se mettre d’accord sur ce qu’on veut raconter, délimiter un terrain de jeu. Du coup, au début d’un montage, il y a beaucoup de temps dédié aux échanges.
Ensuite, on monte des séquences, des petits blocs, qu’on va ensuite assembler dans une ébauche de structure. Avant ce premier assemblage, on parle encore beaucoup, avec toujours en ligne de mire : qu’est-ce qu’on cherche ? Qu’est-ce qu’on veut raconter ? Les regards extérieurs, donc des gens qui viennent voir le montage en cours afin de donner leur avis, je préfère en avoir quand le travail est déjà suffisamment avancé. Il faut se méfier des visions trop fréquentes avec trop de personnes différentes qui viennent toutes avec leurs points de vue. D’expérience, cela dessert la concentration et la recherche de la forme juste, car ça déstabilise souvent le ou la réalisatrice. Il vaut mieux s’entourer de personnes avec lesquelles on a des affinités et dont on comprend la position et le point de vue même si on n’est pas d’accord.
Est-ce que tu regardes tous les rushes avant de commencer le montage proprement dit ? Quel est ton rapport à la quantité d’images tournées, à l’égard du film à faire ?
Il est important que le réalisateur connaisse bien ses rushes. D’autant plus quand il y en a beaucoup, du genre 50 h à 100 h (ce qui n’est pas rare de nos jours vu le coût si peu élevé du tournage) afin que l’on puisse naviguer dans la matière en hiérarchisant un peu les priorités. Néanmoins, j’aime bien tout voir, et même si je ne regarde pas tout dans le détail, j’ai besoin d’avoir une vue d’ensemble de tout ce qu’il y a. J’ai un cahier où je note tout ce que je vois, tout ce qui se dit. C’est un outil de travail précieux auquel je me réfère tout au long du montage.
Pour moi, le travail du montage est avant tout un travail de deuil. Le deuil de certains rushes, de certains plans, et surtout du film qu’on voulait faire, le film qu’on a rêvé. Il faut regarder les images telles qu’elles sont. À ce moment de la fabrication du film, il faut arrêter de fantasmer sur la matière, mais de la regarder en face pour comprendre le film, le vrai, celui qui va exister et qu’il faut faire. Il est vrai que rêver son film est important – mais il faut le faire avant. Le montage, c’est le réveil ! Même si, à mon avis, c’est quand même bien de s’être déjà réveillé au tournage !
Récemment, tu as monté le film de Marion Guillard « We Had Fun Yesterday » sur lequel Maxime Thomas (un de nos ingénieurs de son) et Jean Minetto (notre étalonneur) ont également travaillé. Ce film a été sélectionné en compétition au Festival de Leipzig (DokLeipzig), un des plus prestigieux et plus anciens festivals de films documentaires en Europe, qui le montrera fin octobre. Peux-tu nous parler du montage image de ce film ? De quoi parle-t-il ?
C’est un film qui interroge notre rapport à la « nature » et les images idéalisée qu’on en fait, alors qu’en même temps, on l’exploite et la détruit. Parallèlement, le film pose la question si on ne fait pas un peu la même chose avec l’image des femmes. De la même manière qu’on rend une image idéalisée de la nature, les femmes se voient souvent devoir répondre à un idéal de beauté. La question de l’exploitation les concerne tout autant. L’idée de « nature » est une construction de l’esprit, tout comme l’idée de ce qu’est être une femme, et c’est de cela que parle le film de Marion, je crois. Elle en parlerait certainement bien mieux et avec plus de nuances et de subtilités !
Il s’agit de son premier film qu’elle a réalisé sur base d’archives personnelles qui datent du temps où elle a étudié le cinéma animalier dans une école spécialisée. Depuis longtemps, elle voulait faire un film avec ces images qui avaient traîné dans ses placards, mais elle n’était pas sûre si cela était possible. Alors elle s’est mise à travailler autour de ces questions sur un plan théorique d’abord. Effectivement, Marion a un grand bagage théorique, elle va d’ailleurs entamer une thèse qui traite de ces mêmes questions.
Quand on a commencé le montage du film, il fallait faire face à un enjeu, celui du cinéma, qui était de rendre sensible cette théorie. Le défi en particulier, c’était la voix off. Le contenu, ce qu’elle dit, mais aussi le ton. On a d’abord tout visionné ensemble, toutes ses archives personnelles, puis monté des séquences. Le fil conducteur des images s’est imposé assez rapidement. Même si les images sont très hétérogènes, il y a une sorte de continuité, de cohérence. Par contre, travailler la voix fut plus long: il fallait l’écrire, réécrire, enregistrer, réenregistrer… Petit à petit, nous avons trouvé le ton juste, les mots justes.
D’après toi, quel est le lien du montage avec les autres arts ?
Je pense qu’il y a plein de liens à faire avec d’autres arts, mais pour moi le cinéma, et le montage à proprement parler, se rapproche surtout de la musique. Ces deux arts partagent la même matière première : le temps. Je me rends compte d’ailleurs qu’en parlant avec mon père qui est musicien et qui compose, nous partageons le même vocabulaire en parlant de notre travail respectif : la structure, les temps forts et les temps faibles, le rythme, les silences. Les silences sont primordiaux ! Tout comme les trous dans la narration le sont pour laisser de l’espace au spectateur.
Après, comme dans n’importe quel art, il s’agit d’avoir un véritable point de vue. Pour moi, un véritable artiste (car il y a beaucoup de gens qui peignent, font des films, jouent et composent de la musique, sans être pour autant des artistes) n’explore et ne développe qu’une seule idée dans une œuvre. Comme disait le compositeur Victor Kissine qui donnait cours en première année à l’INSAS: « deux idées = pas d’idée » !
C’est entièrement vrai, et c’est souvent toute la question avec les gens avec qui je suis amenée à travailler : quelle idée travaille vraiment le film que l’on monte ? Et quelles sont toutes les autres qu’il faut donc absolument laisser tomber ? D’ailleurs, je suis convaincue que les artistes authentiques ne sont finalement habités que par une seule idée toute leur vie, que par une seule grande question qui se décline à travers toute leur œuvre. Il faut voir les peintures de William Turner à la Tate Britain, exposées chronologiquement : on assiste à un chemin vers la lumière. C’est bouleversant.
Cet article fait partie d’une série qui présente les différents postes de post-productions du GSARA : montage image, montage son, mixage, étalonnage, etc. Mais également le travail de diffusion, de graphisme, etc. sera explicité grâce aux interviews que nous ferons avec les personnes qui forment l’équipe du GSARA.
Voici les deux entretiens déjà réalisés dans le cadre de cette série :
– « Il ne faut pas avoir peur du noir ! » : Lumière sur le métier méconnu d’étalonneur