Analyse
Les jeunes et les réseaux sociaux en Belgique : entre opportunités et dérives
À l’ère du numérique, les réseaux sociaux sont devenus des outils omniprésents dans le quotidien des jeunes.
De la simple messagerie à la publication de contenus multimédias, ces plateformes offrent de nouvelles formes d’expression, de socialisation et de divertissement. En Belgique, comme ailleurs, les enfants et les adolescents sont de plus en plus actifs en ligne. Mais cette immersion précoce n’est pas sans risques : cyberharcèlement, dépendance numérique, exposition à des contenus inappropriés ou encore atteinte à la vie privée. Une régulation adaptée et une éducation numérique appropriée s’avèrent dès lors indispensables.
Une adoption massive des réseaux sociaux chez les jeunes Belges
Les chiffres récents témoignent de l’engouement massif des jeunes pour les réseaux sociaux. En Belgique, selon le baromètre Social Media & Influencers de 2024, Instagram reste la plateforme la plus prisée des jeunes de 16 à 24 ans, utilisée par 94,2 % d’entre eux. TikTok suit de près, particulièrement populaire chez les 16-18 ans, avec plus de 79 % d’utilisateurs quotidiens. Snapchat complète le podium avec 78 % d’utilisation dans cette tranche d’âge (Bellens, 2024).
Cette hyperconnexion est facilitée par l’accès généralisé aux smartphones : 95,6 % des adolescents de 12 à 18 ans en possèdent un, et l’usage débute dès l’enfance, souvent autour de 10 ans (Van De Berg, 2016). Cette précocité pose des questions sur le développement des jeunes et leur exposition à des contenus et des interactions souvent inadaptés à leur âge.
Devenir influenceur, un rêve d’enfant ?
La figure de l’influenceur est devenue un modèle pour de nombreux enfants. Une étude menée par l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique révèle que près de 30 % des enfants entre 8 et 12 ans rêvent de devenir YouTubeurs, une aspiration bien plus courante aujourd’hui que les carrières scientifiques ou traditionnelles. En Belgique, 85 % des jeunes suivent au moins un influenceur en ligne (Belga, 2024), et 64 % des enfants déclarent vouloir acheter des produits recommandés par ces figures du web (Open Potloc, 2023). L’influence des créateurs de contenu sur les comportements de consommation et les aspirations des plus jeunes est donc considérable.
Des plateformes aux effets ambivalents
Il serait injuste de ne voir dans les réseaux sociaux qu’un danger. Ils peuvent aussi favoriser l’expression personnelle, l’accès à des ressources éducatives et le renforcement des liens sociaux. Cependant, ces bénéfices s’accompagnent de menaces bien réelles.
Parmi les risques les plus préoccupants, le cyberharcèlement arrive en tête. En Belgique, entre 20 et 40 % des adolescents affirment en avoir déjà été victimes, selon l’ASBL Child Focus. Insultes, moqueries, diffusion de rumeurs ou encore publication d’images sans consentement peuvent laisser des marques profondes : isolement, perte d’estime de soi, troubles psychologiques, voire pensées suicidaires.
Autre enjeu majeur : la dépendance numérique. L’usage compulsif des réseaux sociaux impacte la réussite scolaire, perturbe le sommeil, favorise la sédentarité et peut entraîner un isolement social progressif. La recherche constante de validation à travers les likes ou les vues intensifie aussi l’anxiété et les troubles de l’image de soi, en particulier chez les adolescentes.
Dans ce contexte, les parents jouent un rôle crucial. Leur responsabilité ne se limite pas à poser des interdits : ils doivent surtout accompagner, dialoguer et éduquer. L’apprentissage de la citoyenneté numérique commence à la maison.
Cela passe par plusieurs leviers :
- Éducation aux risques : expliquer les dangers du cyberharcèlement, de la désinformation, et les conséquences du partage d’informations personnelles.
- Encadrement de l’utilisation : fixer des limites d’âge, des horaires raisonnables d’utilisation, et discuter régulièrement des contenus consultés.
- Contrôle parental intelligent : utiliser des logiciels de surveillance adaptés, tout en respectant la vie privée des enfants, afin de prévenir les comportements à risque sans tomber dans la surveillance intrusive.
- Dialogue intergénérationnel : favoriser une communication ouverte et bienveillante pour que les enfants osent parler de ce qu’ils vivent en ligne.
Les parents doivent aussi eux-mêmes se former, pour mieux comprendre les codes et les usages des plateformes numériques. Ce n’est qu’en restant informés qu’ils peuvent soutenir efficacement leurs enfants.
Le sharenting : quand les parents exposent leurs enfants
Un autre phénomène préoccupant concerne le « sharenting », cette tendance des parents à publier des images ou informations sur leurs enfants sur les réseaux sociaux. Bien que souvent motivée par la fierté ou le désir de partage, cette pratique soulève des questions éthiques.
Les enfants concernés ne donnent généralement pas leur consentement, et les publications peuvent rester en ligne pendant des années. Certaines images peuvent être détournées ou servir de matière à du cyberharcèlement. Les spécialistes appellent à une plus grande prudence, rappelant que chaque publication peut influencer la perception qu’un enfant aura de sa vie privée et de son image de soi à long terme.
Un cadre légal en évolution
La Belgique applique la réglementation européenne en matière de protection des données, notamment le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Ce règlement interdit aux plateformes en ligne de collecter les données personnelles des enfants de moins de 13 ans sans le consentement explicite de leurs parents. Cependant, cette limite d’âge est souvent contournée par les jeunes eux-mêmes, qui n’hésitent pas à falsifier leur date de naissance pour accéder aux réseaux sociaux.
Un encadrement juridique national
Au niveau national, plusieurs lois viennent renforcer la protection des mineurs en ligne. Parmi celles-ci, citons la Loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel, qui transpose le RGPD dans le droit belge. D’autres textes encadrent la lutte contre les contenus illicites, comme les discours haineux, la pédopornographie ou le cyberharcèlement, et imposent des obligations de signalement aux plateformes numériques.
Le DSA : un tournant pour mieux protéger les enfants en ligne
Avec l’entrée en vigueur du Digital Services Act (DSA) en 2024, l’Union européenne a franchi une étape importante pour mieux protéger les enfants sur les plateformes numériques. Ce règlement européen, directement applicable dans tous les États membres, impose de nouvelles obligations aux services en ligne – réseaux sociaux, plateformes de vidéos, moteurs de recherche, boutiques en ligne – afin de garantir un environnement numérique plus sûr, plus éthique et plus transparent, en particulier pour les publics les plus vulnérables, comme les mineurs.
Des mesures concrètes pour les mineurs
Le DSA place la protection des enfants au cœur de ses priorités. Il oblige les grandes plateformes à identifier les risques spécifiques auxquels les mineurs sont exposés et à mettre en œuvre des solutions pour les prévenir. Voici les principales avancées du texte :
- Fin de la publicité ciblée pour les enfants : Les plateformes n’ont plus le droit d’utiliser les données personnelles des mineurs à des fins publicitaires. Cela signifie moins de manipulation commerciale, et plus de respect de leur vie privée.
- Encadrement des algorithmes : Les systèmes de recommandation doivent être plus transparents. Les enfants (et leurs parents) doivent pouvoir comprendre comment les contenus leur sont proposés, et avoir le choix d’opter pour une version sans profilage.
- Lutte contre les contenus nocifs : Les plateformes doivent évaluer et réduire les risques liés à la santé mentale des mineurs, comme l’exposition à des contenus violents, toxiques, ou incitant à des comportements dangereux (troubles alimentaires, défis extrêmes, etc.).
- Procédures de signalement accessibles : Les jeunes utilisateurs doivent pouvoir signaler facilement un contenu choquant ou un comportement abusif, et recevoir une réponse claire sur les suites données à leur signalement.
- Renforcement de la modération : Les plateformes doivent recruter des équipes et utiliser des outils adaptés pour modérer efficacement les contenus illégaux ou inappropriés, en tenant compte de l’âge du public.
- Protection par défaut : Les paramètres des comptes pour mineurs doivent garantir un niveau élevé de sécurité dès l’inscription (profils privés par défaut, géolocalisation désactivée, contrôle parental, etc.).
Qui veille à l’application de ces règles ?
En Belgique, le respect du DSA est contrôlé par plusieurs autorités :
- L’Autorité de protection des données (APD), chargée de veiller à ce que les droits à la vie privée des enfants soient respectés.
- L’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT), qui coordonne l’application du DSA à l’échelle nationale.
Les plateformes qui ne respectent pas ces règles s’exposent à de lourdes sanctions, pouvant aller jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial.
La surveillance et l’application de ces règles sont assurées par l’Autorité de protection des données (APD). Cet organisme indépendant veille au respect des droits des citoyens en matière de vie privée et peut être saisi en cas de problème. Elle dispose de pouvoirs d’enquête et de sanction, et peut intervenir à la suite d’un signalement ou d’une plainte. Toute personne (y compris les parents ou les mineurs eux-mêmes) confrontée à un abus ou à une atteinte à ses droits peut contacter l’APD pour obtenir des conseils ou introduire une plainte formelle.
Soutien et prévention
En complément des autorités publiques, plusieurs organisations belges spécialisées jouent un rôle essentiel dans la sensibilisation et l’accompagnement :
- Child Focus : fondation pour les enfants disparus et sexuellement exploités. Elle propose une aide directe aux familles confrontées à des situations en ligne problématiques et mène de nombreuses campagnes de prévention.
- Safeonweb.be : plateforme publique d’information sur la cybersécurité et les bons réflexes à adopter en ligne.
- Clicksafe.be : une initiative de Child Focus, destinée à fournir des ressources pédagogiques aux enfants, parents et enseignants pour un usage sûr d’internet.
Conclusion : accompagner les jeunes, renforcer les protections, et repenser nos priorités
L’omniprésence des réseaux sociaux dans la vie des jeunes Belges est un fait : qu’il s’agisse de se divertir, de s’exprimer ou de s’informer, ces plateformes sont devenues des espaces centraux de socialisation. Pour beaucoup, elles offrent des opportunités réelles de créativité, de visibilité, voire de carrière – comme en témoigne l’attrait croissant pour la figure de l’influenceur. Mais cette immersion numérique précoce s’accompagne aussi de risques sérieux : cyberharcèlement, exposition à des contenus inappropriés, dépendance numérique, atteintes à la vie privée, surmédiatisation de soi, et pression des modèles irréalistes véhiculés en ligne.
Face à ces dérives, ni l’interdiction ni la diabolisation des réseaux sociaux ne sont des réponses durables. L’objectif doit être double : accompagner les jeunes dans leur usage, en développant leur esprit critique et leur autonomie, et renforcer les protections juridiques, en adaptant les cadres réglementaires aux réalités actuelles.
Sur ce dernier point, des progrès notables ont été accomplis. Le RGPD a posé les bases d’un droit européen à la protection des données, et le Digital Services Act (DSA) marque un tournant en imposant aux grandes plateformes une série d’obligations en matière de transparence, de modération et de protection des mineurs. Ces textes vont dans le bon sens : ils reconnaissent la vulnérabilité spécifique des enfants dans l’environnement numérique.
Mais peut-on considérer que la législation actuelle est suffisante ? Rien n’est moins sûr. Si les principes sont posés, leur application reste inégale, leur portée parfois limitée, et leur accessibilité pour les familles encore trop faible. En Belgique, les institutions comme l’APD ou l’IBPT manquent de visibilité et de moyens pour garantir une protection réellement effective, notamment face à des géants technologiques dont les logiques économiques entrent souvent en contradiction avec les exigences éthiques.
Autre point de vigilance : la rapidité d’évolution des usages numériques. Alors que les jeunes se tournent déjà vers des plateformes émergentes ou des formats éphémères, la régulation reste souvent un temps en retard. Il est donc urgent d’adopter une approche plus agile, proactive et concertée, où les législateurs, les chercheurs, les éducateurs, les parents et les entreprises collaborent de manière durable.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer le rôle fondamental des familles : l’éducation numérique commence à la maison. Cela suppose non seulement de fixer des règles et d’utiliser les bons outils de contrôle parental, mais aussi d’ouvrir un dialogue permanent, respectueux et informé avec les enfants. Les parents doivent eux aussi se former, comprendre les mécanismes de ces plateformes, et donner l’exemple d’un usage responsable.
Voici quelques ressources utiles :
• Autorité de protection des données (APD)
Site : https://www.autoriteprotectiondonnees.be
• Child Focus Ligne d’urgence : 116 000 (24h/24, gratuit)
Site : https://www.childfocus.be
• Safeonweb
Site : https://www.safeonweb.be
• Clicksafe
Site : https://www.clicksafe.be
Bibliographie
- Belga, P. (2024, 8 mai). Quel réseau social est le plus populaire auprès des jeunes Belges ? Le Soir. https://www.lesoir.be/586333/article/2024-05-08/quel-reseau-social-est-le-plus-populaire-aupres-des-jeunes-belges
- Bellens, E. (2024, 10 mai). Instagram reste le réseau social le plus populaire auprès des jeunes belges. Data News. https://datanews.levif.be/actualite/plates-formes-social/medias-sociaux/instagram-reste-le-reseau-social-le-plus-populaire-aupres-des-jeunes-belges/
- Child Focus. (n.d.). Introduction et familiarisation. https://childfocus.be/fr-be/S%C3%A9curit%C3%A9-en-ligne/Professionnels/Introduction-et-familiarisation
- Open Potloc. (2023, 6 février). Étude “Parents influenceurs” – Observatoire de la Parentalité et de l’Éducation Numérique. https://www.open-asso.org/etude-parents-influenceurs-open-potloc-2023/
- RGPD | EUR-Lex. (n.d.). Règlement général sur la protection des données (RGPD). https://eur-lex.europa.eu/FR/legal-content/summary/general-data-protection-regulation-gdpr.html
- Van De Berg, L., & Van De Berg, L. (2016, 23 novembre). Les 12-18 ans ont le smartphone dans la peau. RTBF. https://www.rtbf.be/article/les-12-18-ans-ont-le-smartphone-dans-la-peau-9461943