La revue trimestrielle du Gsara


Analyse

Les mannequins virtuels : la beauté artificielle au service du profit

Justine EsserOptiques n°10 – hiver 2025


Les mannequins générés par intelligence artificielle envahissent nos écrans, nos fils Instagram et les campagnes publicitaires des plus grandes marques. Présentés comme un symbole d’innovation et de modernité, ces avatars ultra-réalistes séduisent l’industrie de la mode. Pourtant, derrière cette façade de perfection numérique, se cache une transformation bien plus inquiétante : celle d’un monde où l’humain devient secondaire, remplacé par des visages artificiels, façonnés par des algorithmes et des stratégies marketing.

La montée en puissance d’une beauté programmée

Tout a commencé avec Lil Miquela, Shudu ou Imma, ces influenceuses virtuelles apparues à la fin des années 2010. Créées par des studios de design numérique, elles se sont rapidement imposées comme de véritables célébrités, collaborant avec des marques prestigieuses comme Prada, Dior ou Balmain. Mais si ces mannequins fascinent, c’est précisément parce qu’ils brouillent la frontière entre le réel et le fictif. Leur beauté est calculée, sans défaut, sans âge, sans imperfection. Loin d’être un simple phénomène artistique, ces créations traduisent une tendance profonde : l’automatisation du corps humain. Dans un monde obsédé par la performance et la rentabilité, même la chair devient superflue. Les studios comme Lalaland.ai ou Brud produisent aujourd’hui des mannequins IA sur mesure, capables d’incarner n’importe quel look, origine ethnique ou morphologie, selon les besoins marketing du moment. La diversité devient alors un produit, une variable ajustable dans un fichier 3D.

Pour les marques, l’avantage est évident : un mannequin IA ne tombe jamais malade, ne réclame pas de salaire, et ne vieillit pas. Sa personnalité, ses opinions, son image sont entièrement contrôlables. La mode, secteur déjà marqué par la standardisation et l’exploitation, trouve ici un outil rêvé : une égérie sans contraintes, sans revendication, sans humanité. Les campagnes générées par IA promettent aussi une baisse des coûts. Pourquoi payer des photographes, maquilleurs et stylistes, quand un programme peut créer un shooting parfait en quelques secondes ? Cette logique, vantée par des plateformes comme Socialaf.ai ou Fourmeta, transforme la création artistique en simple production algorithmique. Mais derrière l’efficacité se cache une dérive inquiétante : la déshumanisation du travail créatif. Les mannequins humains, souvent déjà précaires, voient leurs opportunités s’effondrer. Les photographes et stylistes perdent un espace d’expression authentique, remplacé par une esthétique stérile et homogène, calibrée pour le clic et la conversion.

Une illusion de diversité et de progrès

Certains défenseurs des mannequins virtuels affirment qu’ils favorisent la diversité : on peut créer des avatars noirs, asiatiques, handicapés ou transgenres pour représenter toutes les identités. Mais cette logique est profondément hypocrite. Créer un mannequin « divers » par un algorithme contrôlé par des équipes majoritairement occidentales, blanches et masculines, ne reflète pas une inclusion réelle, mais une inclusion simulée. Ces représentations, générées pour répondre à la demande du marché, n’ont pas de vécu, pas d’histoire, pas de voix. Elles reproduisent des stéréotypes de beauté standardisés, sous couvert de diversité. Comme le souligne un article de Phys.org, ces avatars ne sont pas des symboles d’inclusion, mais « des produits d’une industrie cherchant à s’adapter à la conscience sociale sans remettre en cause ses structures »1.

La manipulation invisible des consommateurs Les mannequins IA ne se contentent pas de poser pour des photos. Ils influencent, interagissent, racontent des histoires. Sur Instagram, certains répondent même aux commentaires de leurs abonnés à l’aide de modèles de langage automatisés.

Les internautes pensent suivre une personnalité, alors qu’ils interagissent avec une stratégie marketing pilotée par des algorithmes. Le cas de la marque australienne Zelus, accusée de ne pas avoir précisé que ses modèles étaient artificiels, illustre ce danger. Les consommateurs se sont sentis trompés, estimant que ces campagnes jouaient sur la confusion entre réalité et simulation2. Cette opacité soulève une question cruciale : peut-on encore faire confiance à ce que l’on voit ? À l’ère du deepfake et des visuels générés par IA, la publicité perd sa dimension de témoignage réel. Tout devient image, illusion et narration contrôlée.

Le risque psychologique et culturel

Les effets psychologiques de cette nouvelle esthétique sont préoccupants. Déjà fragilisée par les filtres et la retouche numérique, une génération entière se retrouve confrontée à des modèles littéralement inhumains. Des corps sans pores, sans rides, sans fatigue, présentés comme la norme du désirable. Les mannequins IA, en amplifiant cette perfection inatteignable, aggravent les troubles liés à l’image corporelle, notamment chez les jeunes femmes. Comme l’a écrit la chercheuse en communication visuelle Alicia Black dans Deusens Blog : « Nous ne regardons plus des humains améliorés, mais des fantasmes numériques conçus pour nous rendre insatisfaits de nous-mêmes. »3 La beauté devient alors un produit abstrait, détaché du vivant, du ressenti et de la singularité.

Cette dérive technologique traduit une idéologie : celle d’un capitalisme sans corps. Les mannequins IA sont la version ultime de la standardisation marchande : disponibles 24 heures sur 24, globalisables, sans identité propre. Dans ce système, même la beauté humaine — jadis espace d’expression, de rébellion ou de différence — devient un objet de consommation programmable. Le danger n’est pas seulement esthétique, il est social et symbolique. À force d’accepter que les images soient plus importantes que les personnes, nous risquons de glisser vers un monde où le réel ne suffit plus. Un monde où l’émotion, l’imperfection et la présence humaine seraient considérées comme des défauts à corriger.

Conclusion

Les mannequins virtuels incarnent moins une révolution technologique qu’une régression éthique et culturelle. Sous prétexte d’innovation, ils effacent le corps, le vécu et la voix des humains au profit d’images synthétiques façonnées par des intérêts économiques. Loin d’ouvrir de nouveaux horizons, ils nous enferment dans une illusion de beauté universelle, standardisée et contrôlée. L’industrie de la mode, déjà critiquée pour ses excès, trouve dans l’intelligence artificielle une nouvelle manière d’échapper à la réalité. Mais cette fuite en avant a un prix : celui de la vérité, de la diversité authentique, et de la place de l’humain dans la création.

  1. Digital clones of real models are revolutionizing fashion advertising (2025, May 7) retrieved 3 November 2025 from https://phys.org/news/2025-05-digital-clones-realrevolutionizing-fashion.html ↩︎
  2. ‘So deceptive’ : Melbourne fashion brand called out over AI-generated models. (2025, 12 juillet). news.com.au. http://news.com.au/finance/business/retail/so-deceptive-melbourne-fashion-brand-called-out-over-aigenerated-models/news-story/8d00afe2f8808c96305f988d258b02d6?utm ↩︎
  3. Uses of Artificial Intelligence in advertising : creative revolution and real-life examples. (s. d.).
    https://deusens.com/en/blog/artificial-intelligence-advertising-uses-examples?utm ↩︎

Justine Esser

Coordinatrice pédagogique – GSARA asbl