La revue trimestrielle du Gsara


Entretien

« Les sous-traitants », plongée sonore dans les urgences du numérique

Pierre VangrootloonOptiques n°1 – automne 2023

Entretien avec Benjamin Durand, réalisateur au GSARA, à l’occasion de la sortie de sa série podcast « Les Sous-Traitants – Voyage au cœur d’un EPN ».

Pour développer « Les Sous-Traitants », Benjamin Durand s’est immergé dans un Espace Public Numérique, un EPN. Il y a suivi de près le travail de Paul et Shadia qui accueillent des usagers en détresse suite à la multiplication des plateformes en ligne et la disparition des guichets entrepris par les services publics et privés. Entre apprentissage technique et urgence sociale, avec patience et peu de moyens, Paul et Shadia écoutent, expliquent, rassurent et cherchent des solutions. Chaque épisode des Sous-traitants est une photographie sonore de la numérisation de nos vies quotidiennes.

Récit de ce voyage surréaliste au pays des EPN avec le réalisateur de ce projet radiophonique.

Dans cet épisode, Paul répond aux demandes sociales et administratives des personnes qui arrivent à la permanence.

Benjamin Durand, comment est venue l’idée de ce podcast « Les Sous-Traitants » ?

Il y avait l’envie de travailler sur la numérisation de la société. De manière générale au GSARA, on se posait des questions là-dessus, avec cette idée de la modification de la vie quotidienne due à la numérisation de la société. La question des Espaces Publics Numériques (EPN) est arrivée au moment du COVID où on a vu apparaître, dans de nombreux quartiers à Bruxelles, des lieux dédiés à aider la population à utiliser des applications telles que le Covid Safe Ticket et Itsme principalement. À ce moment-là, je me suis rendu dans un de ces lieux et j’ai découvert un univers incroyable où plein de gens se révélaient totalement perdus face à cette numérisation accélérée mise en place à cette période.

Ce qui t’a donné l’envie de sonder ce thème des Espaces Publics Numériques (EPN).

Quand la crise du coronavirus est passée, j’ai eu envie de creuser ces espaces-là, et il y en a énormément dans Bruxelles. Si on maîtrise un peu l’outil informatique, ce ne sont pas des endroits où l’on va se rendre. Après m’être documenté, je suis allé sur le terrain et j’ai contacté de nombreux organismes dont le réseau CABAN (Collectif des Acteurs Bruxellois pour l’Accessibilité Numérique) qui coordonne tous les EPN à Bruxelles. C’est comme ça que j’ai fait la rencontre de Paul, animateur à l’EPN SSQ1030 et de Shadia qui travaille à l’EPN de la Bibliothèque d’Ixelles.

Comment as-tu développé le processus de création ?

Dans un premier temps, je me suis installé sans matériel d’enregistrement au sein de leurs permanences, la matinée ou l’après-midi, dans une approche de repérage, sans encore trop savoir ce que je voulais faire. Et de là j’ai découvert ces travailleurs, ces animateurs EPN et je me suis dit : ‘c’est l’angle qu’il faut aborder !’. En passant du temps dans les EPN, je me suis également aperçu que ce sont des besoins vitaux de citoyens auxquels Shadia et Paul, les animateurs EPN, doivent répondre. Se loger, travailler, se déplacer. Voilà pourquoi les gens viennent. Mais aussi pour récupérer et faire valoir des droits sociaux, inscrire leurs enfants à l’école, etc.

Si je devais classifier mon regard, je me rangerais du côté de l’anthropologie audiovisuelle engagée.

Qu’est ce qui a motivé le choix de se focaliser sur ces deux animateurs, à savoir Paul et Shadia ?

J’ai visité beaucoup d’EPN à travers la capitale, et j’ai décidé de me concentrer sur deux protagonistes : Paul et Shadia. La particularité de Paul, c’est qu’il travaille au sein d’un EPN mobile, à Schaerbeek, au sein de classes populaires et défavorisées. Il se déplace dans des associations de quartiers avec des ordinateurs portables. Shadia, quant à elle, évolue dans un univers différent à Ixelles où la composition sociale est plus variée. Dans un premier temps, il y a un travail de confiance qui a dû se construire par rapport aux personnes que je vais enregistrer, c’est-à-dire les animateurs bien entendu mais les usagers également, en sachant que certains venaient régulièrement, et pour d’autres, c’est la première et l’unique fois. Au-delà de connaître le sujet, il fallait se faire accepter et créer un climat de confiance qui s’est dégagé très rapidement avec Paul et Shadia. Ils étaient surpris que je passe autant de temps auprès d’eux d’ailleurs. Certains usagers m’ont vu plusieurs fois avant que je décide d’enregistrer.

Mais ce qui t’importe, c’est de prendre le point de vue de travailleurs et travailleuses surtout.

Ce qui m’a paru pertinent, c’est de prendre le point de vue de ces travailleurs et travailleuses dans un contexte précis, comme c’est le cas avec les documentaires « Auprès d’elle » ou « Rien ne nous est donné », par exemple. À la base, ces animateurs et animatrices sont embauchés pour proposer du soutien ou de l’apprentissage numérique. Au final, ils se retrouvent à faire du travail de sous-traitants des services publics ou privés suite à la disparition des guichets. Ils doivent aider ces gens qui ne savent plus où aller et qui viennent dans les EPN. Là, ces animateurs prennent en charge les conséquences de la numérisation.

Comment définirais-tu le regard porté sur cette réalité sociale ?

Pour moi, le meilleur moyen de tendre vers l’objectivité, c’est d’assumer sa subjectivité. Si je devais classifier mon regard par rapport à celui d’un journaliste ou d’un sociologue par exemple, je me rangerais du côté de l’anthropologie audiovisuelle engagée. Il y a un travail qui essaie d’appréhender le réel mais avec un point de vue derrière qui doit être assumé et dit.

Shadia montre à Monique comment utiliser sa tablette et télécharger un papier de la mutuelle.

De cette immersion, tu observes les conséquences de cette numérisation de la société. Et elles te sautent aux yeux, ou aux oreilles plutôt.

À travers ce travail d’immersion, l’idée c’est de faire ressortir les inégalités numériques, car certains maîtrisent l’outil et d’autres pas du tout. Il y a la question financière aussi, d’avoir accès à internet et aux outils. Et là je me suis rendu compte que l’inégalité numérique renforce l’inégalité sociale. On parle même de double peine. Les inégalités face au numérique plus les inégalités d’usage et d’accès au service public amènent une double peine notamment pour les classes populaires. Parmi les conséquences de cette numérisation, on peut évoquer aussi l’isolement subi par certaines personnes, l’externalisation du travail qui impose à l’usager de faire lui-même les démarches en ligne alors qu’avant un employé au guichet s’en occupait par exemple. Ces aspects m’ont sauté aux yeux de manière assez surréaliste durant ce travail de repérage. Il y a aussi la question de la dépendance et de la perte d’autonomie pour certaines personnes face au numérique qui les fragilise. Ils ne parviennent plus à réaliser certaines démarches et ont besoin d’aide.

Techniquement, ces échanges qui passent par un écran sont plutôt contraignants à raconter uniquement avec le son. Pourquoi avoir fait le choix de cette immersion sans l’image ?

C’était un pré-requis avant même de trouver mon angle de travail. J’avais l’envie de me plonger dans un travail de narration sonore. Assez rapidement j’ai pu amener du matériel et tester le dispositif sonore, pour des questions techniques, en me fiant aux conseils des ingénieurs du son du GSARA. Parce que j’étais tout seul, je voulais savoir quel type de micro utiliser, comment faire pour travailler le son d’ambiance. Lorsque les usagers utilisent leur téléphone ou leur ordinateur, je voulais qu’on comprenne les démarches sans les voir. Il fallait donc demander aux gens de dire ce qu’ils font. C’est donc un travail de mise en scène documentaire classique, adapté au dispositif « podcast ». Mais c’est grâce au temps de repérage et d’investigation que ces aspects pratiques peuvent être bien anticipés, et en anonymisant tout ce qui se fait. D’ailleurs, l’un des gros soucis auxquels sont confrontés les animateurs EPN, c’est la question de la responsabilité. Ces animateurs font des virements bancaires, ils ont accès à des informations personnelles. Cette problématique oubliée par les pouvoirs publics, je voulais en rendre compte dans les podcasts mais sans qu’on puisse entendre des identifiants, mots de passe ou comptes bancaires… A force de travailler cette mécanique avec les protagonistes, ces infos confidentielles étaient passées sous silence.

Face à la diversité de profils et de récits, quel a été ton cheminement d’écriture ?

Dans un premier temps, on envisageait un podcast, un documentaire. En percevant le potentiel à traiter, on a fait le choix d’une série où chaque épisode pourrait aborder soit différentes thématiques (logement, emploi, etc.), soit un aspect particulier de l’EPN pour rendre compte du travail des animateurs. J’ai envie que la question de numérisation, de transformation, de modification de la vie quotidienne rentre dans le débat public. Ce n’est pas du tout le cas et pourtant il y en a des choses à dire. On ne demande pas l’avis des citoyens sur le « comment » cette numérisation doit s’articuler. Si les podcasts peuvent faire réagir les gens à se dire « comment on fait ça ? », c’est également du bonus, mais avant tout, l’objectif est de faire rentrer l’auditeur dans une réalité qu’il ne connaît pas forcément d’où le travail d’immersion.

Notre rôle, c’est de rappeler l’importance de ces travailleurs et travailleuses au quotidien et de faire le travail que les médias, voire le cinéma, ne font plus.

Et sans utiliser de voix-off…

Il n’y a pas d’intervention extérieure, mises à part les relations qu’il y a entre les animateurs Paul et Shadia et les usagers qui viennent les voir. Pas de voix-off donc, pas d’interview, pas de musique, pas d’autres éléments narratifs qui sont rajoutés. Tout cela nous a poussés à développer plusieurs épisodes aussi. C’est une démarche volontaire pour immerger l’auditeur et qu’il se forge sa propre opinion. Après, bien entendu, à travers les choix de montages qui sont opérés, je dirige l’auditeur. Mais à aucun moment, il ne faut porter atteinte à la dignité des travailleurs. Ils font un travail exceptionnel, peut-être qu’ils ne font pas le travail qu’ils devraient faire de par ces questions non-résolues de penser la numérisation des services publics et privés, mais ils sont super attachants. Et puis l’humanité et la patience qu’ils ont !

À travers ce podcast, il y a aussi la volonté de mettre en évidence les failles des pouvoirs publics dans le développement du numérique à grande échelle.

On veut amener une réflexion critique sur la société à travers cet outil et qu’il permette de questionner le politique. L’outil ne va pas changer les choses, mais peut amener les gens à repenser leur réalité pour ensuite se mobiliser et la transformer éventuellement. La question du travail est un aspect important aussi historiquement au GSARA. Je poursuis cette veine à travers des films, des outils pédagogiques ou des ateliers, c’est l’un des éléments sur lequel on travaille. Après il y a la question de la réalité sociale. L’idée, ce n’est pas de rendre visible qui que ce soit, tout le monde l’est dans sa vie de tous les jours. Notre rôle, c’est de rappeler l’importance de ces travailleurs et travailleuses au quotidien et de faire le travail que les médias, voire le cinéma, ne font plus. C’est à dire de s’intéresser aux classes populaires et à ces travailleurs de première ligne qu’on a applaudis durant le COVID. Mais le GSARA était là avant les confinements, et sera là après, pour continuer cette mission.

Cette série met aussi et surtout en exergue la problématique du statut des animateurs EPN.

C’est un point très important qu’on veut soulever avec cette série ! Il n’y a pas de statut défini, ces travailleurs et travailleuses dépendent d’appels à projets ponctuels. Paul le dit à un moment donné : ‘Mon contrat prend fin dans six mois et je n’ai aucune garantie qu’il sera renouvelé’. Comment est-il possible de se projeter dans son travail quand il n’y a aucune stabilité ? D’autant plus que les services publics renvoient vers les EPN pour l’ensemble des personnes en difficulté, tout cela sans financement structurel. Pour du matériel il y a de l’argent, mais pas pour l’humain. L’idée, ce n’est pas non plus de se montrer fermé à l’ensemble des avancées technologiques. Il y a plein d’éléments de la numérisation qui facilitent la vie de tous les jours. Mais comment la pense-t-on pour toutes et tous ? Cet enjeu doit faire partie du débat public.

À propos du podcast « LES SOUS-TRAITANTS – Voyage au centre d’un EPN »

Paul et Shadia travaillent dans un Espace Public Numérique, un EPN. Ils accueillent les personnes laissées seules face à un écran depuis la multiplication des services en ligne et la disparition des guichets. S’identifier. Payer. Trouver un formulaire, un emploi, un logement. Entre apprentissage technique et urgence sociale, Paul et Shadia expliquent et cherchent des solutions. Chaque épisode est une photographie sonore de la numérisation de nos vies quotidiennes qui peut s’écouter de manière aléatoire.

Cette série documentaire est disponible sur SPOTIFYPODCASTERS et SOUNDCLOUD.
Bonne écoute à tout.e.s !

« LES SOUS-TRAITANTS – Voyage au centre d’un EPN » est une série documentaire de 10 épisodes de Benjamin Durand. Montage, mixage et création sonore : Jean-Noël Boissé. Réalisation et prise de son :  Benjamin Durand. Une production du GSARA asbl avec le soutien de la Fédération Wallonie Bruxelles – éducation permanente et le fond d’aide à la création radiophonique.

Pierre Vangrootloon

Chargé de Communication