La revue trimestrielle du Gsara


Radio

Les Voix du Doc #3 : la radio de la voie vers l’émancipation

Cayetana CarrionOptiques n°6 – hiver 2024

Retour de terrain sur la troisième édition des Voix du Doc, la radio des voix citoyennes sur le cinéma documentaire.

En s’inscrivant dans le sillage du Mois du Doc – dont l’objectif est de promouvoir le cinéma documentaire belge francophone – la radio citoyenne Les Voix du Doc donne à entendre la parole de citoyens et de citoyennes, souvent éloignés des moyens de communication, désireux de partager leur point de vue critique et autonome sur des films documentaires francophones de leurs choix et programmés dans le cadre de cet événement. Par le dispositif mis en place et le processus engagé, Les Voix du Doc révèlent des voix collectives à travers lesquelles s’annonce la possibilité d’une voie d’émancipation.

Objectif et principe du dispositif

À la croisée de la pratique radiophonique et des débats critiques, la radio citoyenne des Voix du Doc a pour objectif de permettre à toute personne qui le souhaite, en particulier à ceux et celles qui se trouvent en marge de la société, de s’exprimer et de partager son point de vue sur des questions sociétales contemporaines à travers le visionnement de films documentaires. Expérience qui expose le regard au vécu et à la représentation singulière des réalités du monde selon une forme et une esthétique qui dans bien des cas s’affranchit des formats traditionnels, le cinéma documentaire ouvre à des prises de conscience et à des questionnements sur l’état du monde et de notre société et, potentiellement, à encourager le pouvoir d’agir en vue d’une transformation.

Pour sa troisième édition, l’émission radiophonique Les Voix du Doc a rassemblé des participants et des participantes de nos régionales du Luxembourg, Mons-Quiévrain, Charleroi, Tournai et Bruxelles. Ils et elles se sont donné rendez-vous une fois par semaine durant tout le mois de novembre, pour des échanges croisés sur huit films documentaires (deux films par émission) de leur choix programmés durant le Mois du Doc. Mettant surtout en avant un cinéma d’auteur, les films de la programmation témoignaient d’un important engagement sociétal de la part de leurs auteurs, ainsi que d’une grande diversité de styles et de thématiques abordées.

Le principe du dispositif mis en place est simple : après une initiation à la pratique radiophonique et au débat argumenté, chaque participant, dans sa région, voit et débat de documentaires avec les membres de son groupe. Les échanges avec les participants des autres régions se font en direct et constituent la réalisation collective de l’émission radio.

Conscientiser : alimenter la connaissance pour soi et pour les autres

La lecture que les participants et participantes ont pu offrir de chacun des films témoignait de manière générale d’une sensibilité pour les sujets traités et d’un désir d’aller plus loin en faisant des recherches qui nourrissent leurs chroniques et témoignent de la conscientisation d’un ensemble de problématiques sociétales. Le film « Après la pluie » (2024) de Quentin Noirfalisse, illustre particulièrement bien cette démarche. Alors que sur le plan formel et esthétique, il se situe dans une approche documentaire classique, la thématique de “l’après” des inondations catastrophiques qui ont affecté la Wallonie en 2021 a suscité l’envie des participants à s’intéresser aux protagonistes de ce film, à travers les portraits. Ainsi, par exemple, Sandrine et Jean-Paul de Mons-Quiévrain, nous livrent le portrait de Maria, une femme elle-même victime des inondations de 2021, qui apporte son aide active aux sinistrés et qui lutte contre les inégalités vécues par les citoyens et les citoyennes doublement touchés par les effets de la catastrophe et par l’injustice sociale qui empêche leur reconstruction ; à ce portrait, suit celui qu’Efizio dresse de Paola Vigano, architecte engagée dans une réflexion pour la transition sociale et écologique de la vallée de la Vesdre. De même, Benjamin, de la même régionale, s’intéresse à la démarche écologique et activiste de l’artiste sculpteur verviétois qui récupère des déchets pour réaliser des sculptures d’arbres et d’animaux en se posant la question de ce qu’ils pourraient nous dire s’ils pouvaient s’exprimer.

Si tous les participants et participantes s’accordent sur l’importance de ce type de documentaire pour faire réagir les politiques et les décideurs face à la problématique écologique et sociale que pose le changement climatique, il permet aussi à chacun d’adopter l’attitude du “chercheur critique” qui effectue un premier décodage sociétal. Cette posture est importante pour initier un processus de conscientisation.

L’échange autour du film de Sarah Moon Hove, « En attendant Zorro » (2024), qui traite de l’errance institutionnelle vécue par des parents d’enfants porteurs de handicap de grande dépendance, participe d’une démarche similaire, mais avec une approche qui vient chercher dans les expériences personnelles des participants. Dans ce sens, Karine de Charleroi exprime, en s’appuyant sur son expérience, la nécessité d’élargir les exemples du film en montrant d’autres types de handicap lourds, difficiles à gérer, que la société stigmatise fortement. La mémoire a également construit les échanges et la prise de conscience critique des participants à propos du statut actuel des grèves et des rapports de pouvoir qui se jouent au détriment des travailleurs, à travers le film de Benjamin Hennot, « Détruire rajeunit » (2021). Ce dernier traite de la grande grève générale qui avait paralysé toute la Belgique durant l’hiver 1960-1961.

Dialoguer : la pluralité des points de vue

La pratique démocratique du dialogue, la rencontre dans un esprit d’ouverture et de respect, est au cœur du dispositif mis en place. Ainsi, le film « Arbres » (2022) de Jean-Benoît Ugeux, a permis d’aborder le problème de la déforestation en Wallonie et les conséquences écologiques de l’abattage des arbres sur l’être humain. Les participants ont pu croiser leurs points de vue qui n’étaient pas nécessairement partagés, permettant de mettre en lumière les sujets de préoccupation comme le besoin de préserver l’écologie, mais aussi celui de pouvoir se meubler grâce au bois fourni par les entreprises qui produisent du bois.

La divergence des points de vue s’est également manifestée autour du film « The roller, the life, the fight » (2024), d’Elettra Bisogno et Hazem Alqaddi, qui traite du parcours d’exil et de migration sous l’angle du portrait intime. Mettant la forme au service du contenu, le film a suscité des avis très différents qui s’articulaient sur une façon de filmer “spontanée”, avec des cadrages et des images “imparfaites”, voulues par les deux réalisateurs – à la fois protagonistes du film – pour rendre compte avec sensibilité de la réalité vécue. Cette façon de filmer n’a pas “parlé” à tout le monde. De la même manière, l’utilisation de l’anglais dans un contexte de documentaires francophones, a rendu plus difficile, pour certains participants, de trouver du sens à la réalité racontée dans ce film, malgré les sous-titres. Néanmoins, l’échange a permis de partager et de mettre en lumière des savoirs et une sensibilité à l’égard de la réalité vécue par les réfugiés, mais aussi et peut-être surtout, de questionner collectivement les formes possibles du documentaire et de se demander comment rendre compte de réalités aussi dures et difficiles, sans tomber dans une forme de formatage qui tend à effacer l’authenticité de la réalité vécue.

Conclusion

Si les films sensibilisent, les échanges croisés des points de vue critiques exprimés par les participants participent à la conscientisation des problématiques et à la réflexion sur les formes du documentaire pour rendre compte de la réalité. En “restituant les apparences de la réalité et donnant à voir les choses et le monde tels qu’ils sont”, le cinéma documentaire participe à la mobilisation de l’expression individuelle et collective et à la prise de conscience collective de problématiques sociétales vécues ou ressenties.

Les objectifs et le dispositif des Voix du Doc entrent en résonance avec le principe de radio associative d’expression qui veut que “la parole soit donnée à tous”, que d’autres points de vue puissent s’exprimer. Il s’agit avec la radio citoyenne de “faire dialoguer toutes les connaissances, donner une place aux expressions marginales dans le paysage radiophonique et audiovisuel” et tracer une voie permettant de construire l’émancipation et la transformation.

Dans ce sens, la radio citoyenne Les Voix du Doc est le porte-voix de l’expression collective d’une prise de conscience potentiellement capable d’esquisser la voie vers l’émancipation, dans l’esprit de la pensée de Paulo Freire dans son ouvrage de référence La pédagogie des opprimés (1968).

Les films discutés durant les 4 émissions des Voix du Doc :

Arbres (2022) de Jean-Benoît Ugeux, Après la pluie (2024) de Quentin Noirfalisse, En attendant Zorro (2024) de Sarah Moon Hove, Détruire rajeunit (2021) de Benjamin Hennot), Silence SVP (2021) d’Aude Verbiguie, The Roller, the Life and the Fight (2024) d’Elettra Bisogno et Hazem Alqaddi), Domus de janas (2023) de Myriam Raccah, et Tout va bien! Le cinéma de Jan Bucquoy (2020) de Stefan Thibeau.

Les 4 émissions des Voix du Doc ont été émises en direct sur Radio Panik, Radio Alma et Centre FM, et en rediffusion sur Radio Campus, 48 FM et Centre FM.

Cayetana Carrion

Coordinatrice pédagogique