Exposé
Migrer les récits, nous raconter autrement
En 2024, la Maison de l’Histoire européenne (MHE) lance le projet ECHOES dont l’objectif est de constituer un collectif de jeunes bruxellois afin de mettre en lumière des histoires diverses de la ville et de réflechir collectivement à la façon dont celles-ci peuvent être exhibées dans le contexte du Musée.
Le thème choisi par le collectif est l’histoire de l’immigration à Bruxelles. Afin de transformer ces histoires en contenu pouvant être représenté dans l’espace muséal, la MHE a fait appel au GSARA pour participer au projet en tant que partenaire doté d’une solide expertise audiovisuelle et d’une pratique confirmée de l’éducation permamente.
Processus de création collective
C’est en septembre 2024, à la Maison de l’Histoire européenne – un Musée au cœur de Bruxelles dédié à l’histoire de l’Europe – qu’a eu lieu le premier rendez-vous du collectif Echoes, un groupe composé de treize jeunes Bruxellois·e·s d’origines diverses. Le projet qui nous anime et nous rassemble consiste à y installer une exposition temporaire. L’objectif est d’interroger la muséographie proposée dans l’exposition permanente du musée, en donnant la parole non pas à des curateur·rice·s de profession, mais à d’autres voix tout autant capables de dévoiler des histoires manquantes. Le collectif a carte blanche, tant sur le choix du sujet de l’exposition que sur les médiums utilisés.
Lors des premiers ateliers, nous sommes invité·e·s à une visite guidée de la collection permanente. En parcourant les salles d’exposition, nous percevons rapidement un décalage dans la façon dont les récits sont présentés. Ce n’est pas facile à saisir précisément, mais on ne se reconnait pas pleinement dans la narration du musée. L’histoire européenne y est principalement racontée à l’échelle macro, par les nations, les traités, les guerres et l’économie. Nous sommes ici en manque d’une focale humaine, centrée sur les peuples, les trajectoires individuelles, familiales et communautaires. Si beaucoup d’entre nous se sentent détaché·e·s de la ligne proposée, certain·e·s ressentent même un malaise face à la manière dont le musée aborde des thèmes comme les migrations en Europe au XXe siècle. La question de l’immigration est — littéralement — mise dans un tiroir, dissimulant ainsi l’importance de ce phénomène dans la constitution de l’Europe d’aujourd’hui.

Bâtir une perspective commune
Ces manques et frustrations ont constitué le point de départ pour débuter notre travail. Dans les semaines qui suivent, nous échangeons sur ce que nous avons observé et ressenti lors de cette visite guidée. Il y a un différentiel dans la réception de cette « grande histoire européenne » parmi les membres du collectif. Lors d’un atelier animé par Fadima Aroua, spécialiste des enjeux liés à l’inclusivité, nous essayons de comprendre ces écarts en établissant, de façon détaillée, les identités multiples de chaque membre du collectif. La qualité des échanges s’est construite à travers une posture de non-jugement des expériences et des trajectoires de chacun·e, qui transforme l’entente d’un récit en une écoute active. C’est ainsi que nous remarquons, collectivement, que l’identité de chacun·e prédétermine la manière dont nous avons interagi avec la ligne narrative du musée. L’histoire présentée par le musée ne serait donc pas spécifiquement neutre, mais répondrait à un certain type de profil, à une certaine identité — celle des personnes européennes de souche, plutôt que celle des personnes qui habitent l’Europe aujourd’hui.
Pour ceux dans le groupe qui ne se sentent pas suffisamment représenté·e·s dans cette ligne narrative, cet atelier devient un précieux moment pour exprimer leur ressenti auprès de l’ensemble du collectif. En partageant leurs vécus, ils et elles invitent les autres à relire leur propre expérience de la visite du musée à travers le prisme de leur identité personnelle et culturelle. C’est ainsi que nous développons une perspective multiple — une perspective où l’on sort de sa lecture individuelle pour prendre en compte celle des autres. Il ne s’agit plus seulement de savoir que d’autres points de vue existent, mais de réellement les intégrer dans notre réflexion collective. C’est en réalisant ce travail-là que nous sommes devenu·e·s un collectif.
Les messages de l’exposition
La prochaine étape a consisté à puiser, à partir de cette diversité de perspectives, un message qui nous tient à cœur. Dans un premier temps, nous avons pris conscience qu’ensemble, nous, jeunes Bruxellois·e·s vivant au quotidien dans une ville empreinte de multiculturalité — une multiculturalité qui nous anime, qui nous donne de l’énergie — ne retrouvons pas ce côté cosmopolite, cette richesse positive de la diversité, dans la ligne curatoriale. L’institution parle peu de la vie en communauté, peu de la réalité des villes cosmopolites et multiculturelles. Or, nous voulons transmettre cette essence de la ville que nous partageons et qui constitue pour nous un véritable ancrage dans nos lieux de vie. À nos yeux, la diversité bruxelloise est omniprésente au quotidien, au point d’en devenir un repère, un signe de « chez-soi ». Ce sont donc les sentiments de ce que c’est d’être “chez-soi” et de “faire communauté” qui se sont imposés comme les messages à transmettre.

Choisir et construire notre thématique commune
Après avoir dessiné les contours des messages que nous souhaitons porter, il nous faut clarifier les thématiques par lesquelles nous allons les exprimer. Depuis plusieurs mois, de nombreuses thématiques sont sur la table : le colonialisme — qu’il soit présent dans l’espace public, dans les mentalités ou dans les institutions muséales — mais aussi d’autres sujets comme le sans-abrisme, la vie de quartier, les violences policières, ou encore les migrations, dans toute leur diversité et à différentes échelles…
Le défi n’était pas tant de trouver des thématiques qui nous parlent et qui manquent au musée, mais plutôt de décider comment en choisir une. Fidèles au principe de (com)prendre les perspectives des autres, nous avons évité toute démarche majoritaire, qui risquerait de nuire à notre dynamique collective. Nous avons tenté de construire collectivement une thématique dans laquelle chacun·e a pu inscrire sa propre sensibilité. La décision a ainsi émergé naturellement, portée par une dynamique d’intégration plutôt que de sélection. C’est ainsi que la thématique de la migration est naturellement apparue. Le traitement de cette question dans l’exposition permanente — littéralement reléguée dans un tiroir que les visiteur·euse·s doivent tirer eux-mêmes, s’ils le remarquent ! — a profondément touché certain·e·s d’entre nous. Ce malaise initial s’est ensuite élargi à l’ensemble du collectif.
Nos médiums porteurs de sens
Tout au long de nos workshops, nous avons aussi compris que les objets — et la façon dont ils sont présentés dans une exposition — ne sont pas de simples éléments passifs : ils sont porteurs d’un regard, d’un point de vue, ils racontent une histoire, d’une certaine manière. Nous avons donc voulu utiliser notre espace d’exposition comme un rappel aux lieux où l’on se sent chez soi : la rue, le parc, la station de métro que l’on emprunte tous les jours, ou encore son habitation.
Le choix du médium pour faire passer notre message et porter notre thématique a aussi été un moment de réflexion collective. Le collectif a choisi de s’exprimer à travers des objets concrets du quotidien — comme des textiles aux motifs variés — pour faire écho à un mélange de cultures. Mais nous avons aussi voulu exploiter le potentiel de l’audiovisuel : films, photographies, bandes sonores. C’est un médium qui nous parle, mais aussi qui nous ressemble, nous, qui sommes né.e.s dans le monde de l’audiovisuel de masse, des séries, des films, des réseaux sociaux comme Instagram ou TikTok.

Pour nous accompagner dans ce travail de création visuelle et sonore, nous avons collaboré dès février avec l’équipe de GSARA. Ensemble, nous avons réfléchi à comment concrétiser notre message, comment traiter notre thématique, tout en prenant en compte les contraintes techniques et réglementaires imposées par le musée de l’Histoire européenne. Au cours de cette étape de concrétisation, nous avons choisi de manipuler nous-mêmes les médiums de la photo et de la vidéo, car ils nous permettaient d’être les plus indépendants possible dans notre processus de création. Les prises sont filmées autour des gens, comme si nos regards de Bruxellois·e·s sur le quotidien étaient captés en direct. Nous avons ainsi filmé différents lieux publics de la capitale — certains de ces lieux sont directement liés au quotidien de membres du collectif. Chacun y a glissé des clins d’œil à sa vie à Bruxelles, à sa vie en communauté, pour composer une grande fresque vivante de la ville.
Dans un autre espace de l’exposition, nous avons aussi voulu rendre hommage aux travailleurs immigrés qui ont participé à la construction de ces espaces publics. Pour cela, nous avons intégré des images d’archives montrant des ouvriers immigrés à l’œuvre dans les souterrains du métro bruxellois. Ces images, en noir et blanc, sur lesquelles nous n’avons aucune prise directe — car nous sommes ici tributaires des fonds d’archives —, ont été mises en dialogue avec nos images actuelles, en couleurs, captées par le collectif.
L’équipe du GSARA nous a également accompagné·e·s pour filmer des interviews de personnes qui interagissent quotidiennement avec la ville, mais qui portent aussi en elles des histoires et identités venues d’ailleurs. Le lieu que nous avons choisi pour ces témoignages reflète, selon nous, l’esprit même de Bruxelles : le bâtiment de la COOP à Anderlecht, avec sa vue sur d’anciens entrepôts réaffectés, le canal, la route, les chemins de fer, et ce pont sur lequel passent les bus de la STIB… Un paysage profondément bruxellois.
Un autre récit de l’immigration
Le processus de réflexion qui a mené à la création de l’exposition Raising our roots : Bruxelles à travers onze ogen porte le message que multiplier les perspectives sur un récit, ce n’est pas tant le complexifier que le rendre plus juste et plus inclusif. C’est dans cette logique que le collectif Echoes a relevé le défi en proposant une alternative au récit de l’immigration présenté par la Maison de l’histoire européenne. Nous avons voulu confronter le musée à sa propre réalité, faire ressortir sa positionalité univoque, fermée sur l’histoire de la migration en Europe, en proposant un contre-récit dans lequel l’interpersonnel est au centre, et où le récit migratoire est porté par des voix aux identités plurielles.

Pierre-Alexis du Bus de Warnaffe
Membre du collectif ECHOES – Historien de formation