Analyse
Parole aux jeunes : les réseaux sociaux, outil horrible mais génial !
Depuis l’avènement d’Internet dans les années 1990 et plus particulièrement des réseaux sociaux dans les années 2010, la régulation de l’espace public numérique est une véritable préoccupation pour le maintien de la démocratie. En permettant aux individus de s’exprimer librement, Internet et les réseaux sociaux « nourrissent ce qui est à la source la plus essentielle de l’exercice de la souveraineté populaire » 1. Cependant, dans un paysage médiatique numérique marqué par les fake news et les discours de haine, préserver la possibilité d’un espace public numérique garant de la vitalité démocratique de nos pays, suppose d’interroger la régulation du débat public, des limites de la liberté d’expression et de l’exercice de la censure. Mais comment comprenons-nous la notion de liberté d’expression ? Sommes-nous au fait des dispositifs de régulation étatiques et européens existants ? Avons-nous conscience des différents acteurs qui interviennent dans la régulation de la liberté d’expression et comment ces mêmes acteurs appliquent les règles qu’ils développement au fil des avancées technologiques, des lois existantes et de la pratique des internautes ? Quels sont leur légitimité et leur pouvoir ?
Afin de mieux comprendre le degré de connaissance et de conscience de ces enjeux et des questionnements qui les traversent, nous avons donné la parole à quatre jeunes (deux étudiants et deux jeunes professionnels) et les avons interrogés et écoutés à propos de leur pratique quotidienne des réseaux sociaux et des observations qu’ils en tiraient.
Brice et Lucy sont étudiants. Sara travaille en tant que formatrice au GSARA et Benjamin est artiste textile. Tous les quatre ont moins de 30 ans. Ils utilisent surtout et en premier lieu Instagram pour des communications privées avec la famille ou les amis. Ils s’en servent aussi pour se distraire, en consommant les vidéos qui y sont postées, mais aussi pour les communications professionnelles. Si Instagram peut être utilisé à des fins informatives, c’est surtout YouTube qui est consulté à cet effet.
Le partage de leur expérience de la censure et de la modération, ainsi que de leur compréhension de ce qu’est la liberté d’expression à partir de leurs connaissances et observations, est enrichi par le contenu des travaux récents de spécialistes du numérique, en particulier Romain Badouard2. Nous considérons qu’ils constituent une base et un cadre solides et bien documentés pour stimuler et poursuivre une réflexion critique et collective sur ce thème.
La modération et l’expérience de la censure : la régulation par la technologie
Benjamin publie ses travaux de création artistique sur Instagram. Ses travaux abordent les questions relatives au genre et au corps. Il ne s’interdit pas de heurter les opinions d’autrui et use de sa liberté d’expression pour susciter le débat et l’échange de manière constructive, respectueuse et inclusive. Néanmoins, certaines photos qu’il a publiées ont été identifiées comme du contenu sexualisé par le réseau social.
Étudiant en sciences politiques et souhaitant approfondir sa compréhension du conflit israélo-palestinien dans un contexte de guerre à Gaza, Brice a suivi un certain nombre de comptes sur Instagram qui abordent chacun à leur façon la problématique. Les comptes ouvertement favorables à la Palestine ont été désactivés récemment et sans explications.
Dans un cas comme dans l’autre, se pose la question des conditions qui permettent de décider ce qui qu’il est permis ou pas de montrer ou d’exprimer en ligne. Mais aussi celle des acteurs qui régulent la parole et les contenus. Qui sont-ils ? Comment interviennent-ils ?
Si la liberté d’expression n’est pas absolue, elle est un droit fondamental essentiel au fondement de nos démocraties3. Elle comprend le droit de s’exprimer et le droit à informer et à être informé. En démocratie, la régulation de la parole publique se fait aussi au nom de la liberté d’expression afin de garantir à tous les citoyens et citoyennes l’exercice de ce droit et partant, les conditions mêmes de la démocratie. Cette régulation est encadrée par l’Etat à travers des lois. Or, dans l’espace numérique, le droit n’est pas la source principale de la régulation de la parole publique. Les technologies exercent un premier pouvoir normatif sur les conditions de l’exercice de la liberté d’expression, d’autant plus que les géants du web dominent le marché du numérique et de l’information. Romain Badouard distingue trois niveaux de pouvoir : la mise à disposition d’outils qui facilitent la prise de parole, tout en la contraignant par l’application d’un format (le signalement, par exemple); le recours aux algorithmes pour distribuer la visibilité de la parole conditionnée par le besoin des plateformes de toucher leur public ; et enfin, la modération, automatique et humaine, de la parole ou des images publiées. Elle définit ce qui peut ou non être dit, tout en censurant par des méthodes diverses, dont le shadowban (qui consiste à rendre invisibles les publications considérées comme problématiques sans en notifier l’usager) ou le recours aux algorithmes, les contenus qui contreviendraient aux règles internes et aux standards de publication.
Bien qu’il soit légitime pour toute plateforme de mettre en place des règles internes qui ont pour but de pacifier les échanges et d’éviter les débordements, il n’en reste pas moins que leur confier la modération de la parole ou des contenus, en particulier lorsqu’il s’agit de cas de fake news ou de discours haineux4, pose la question de la légitimité de leur pouvoir de décider ce qui mérite d’être publié ou pas. La privatisation de la censure, renforcée par la tendance des Etats à déléguer la régulation de la parole publique aux acteurs privés du web, est d’autant plus problématique que ce sont précisément les réseaux sociaux qui jouent, actuellement, un rôle de premier plan dans le débat démocratique : ils se constituent en espaces privilégiés du partage et de la circulation des opinions, des idées, de construction de la réflexion, voire de la mobilisation sociale et politique – à l’instar de l’espace public.
Deux poids, deux mesures : la régulation par le marché
Comme l’observent Sara et Lucy, il existe un deux poids, deux mesures dans la régulation des contenus et de l’exercice de la liberté d’expression dans les réseaux sociaux. D’une part, seront censurés les images et les propos qui contreviennent aux règles et conditions de publication des plateformes, au mépris de l’exercice de la liberté d’expression telle que définie par les instruments de droits humains et en principe, défendue aussi par les géants du web. D’autre part, la brutalisation des échanges en ligne ou la facilité avec laquelle circulent les images extrêmement violentes (comme les décapitations) ne semblent pas émouvoir outre mesure les propriétaires des réseaux sociaux. Certes, nous explique Lucy, sur Instagram par exemple, l’image sera floutée et l’internaute est prévenu qu’elle pourrait heurter sa sensibilité. Il n’en reste pas moins que l’image violente n’est pas censurée. Il en va de même de la viralité des fakes news, malgré leur pouvoir de nuisance et de manipulation qui justifierait qu’ils soient supprimés.
Comment expliquer ce double standard ? Les géants du web occupent une position dominante dans le marché numérique et de l’information. À ce titre, le modèle économique sur lequel reposent les réseaux sociaux s’appuie sur celui de l’économie de l’attention, c’est-à-dire « l’environnement économique dans lequel les entreprises rivalisent pour capturer et conserver la ressource que représente l’engagement mental focalisé des utilisateurs, que nous appelons l’attention » 5. En cela, le marché constitue une deuxième source de normes de régulation de l’espace public numérique. Les publications polémiques (images ou propos), les discours de haine et les fake news captent davantage l’attention des internautes, et de ce fait génèrent de la valeur monétisée dans le contexte du marché publicitaire. Il ne convient donc pas de censurer ces contenus puisque ceux-ci génèrent des revenus publicitaires favorables aux plateformes. Pourtant, ces pratiques sont de véritables entraves à la liberté d’expression puisque leur viralité occupe tout l’espace de l’attention limitant ou faisant taire la pluralité des avis et des opinions.
Identifiés comme fournisseurs de fake news, les sites d’extrême droite sont de partenaires privilégies des régies publicitaires vu le nombre de vues importantes qu’ils génèrent. En hébergeant ces sites, les géants du web comme Google ou Facebook se font complices de la propagation de ces fausses informations ou de la propagande politique durant les périodes électorales notamment. Par exemple, récemment, les agissements du réseau social X au Brésil ont convaincu le juge Alexandre Moraes d’exiger la suspension du réseau social sur le territoire brésilien, au motif qu’il favorisait la propagation de fake news tentant de discréditer l’enquête menée à l’encontre de l’ex-président Jair Bolsonaro. Elon Musk, propriétaire du réseau social X, a dénoncé une « entrave à la liberté d’expression » imposée par le juge brésilien 6.
En même temps que de nouvelles lois tentent de réguler le marché publicitaire, de nombreuses initiatives de régulation de la propagation de fake news et de contenus haineux se font jour (par exemple les « décodeurs » ou le fact checking) et sont souvent plus efficaces que la législation en vigueur.
Le rôle de la société civile dans la régulation des contenus
Au pouvoir du marché et de la technologie dans la régulation des contenus, il faut ajouter celui de la société civile.
Le cas du mouvement #FreeTheNipple, rappelle Sara, est emblématique. Né en 2012 à la suite de la censure imposée par Facebook sur la publication d’images de femmes allaitant leur nouveau-né, il met en évidence, par ses campagnes de détournement d’images (les tétons des poitrines dénudées des femmes sont remplacés par des tétons d’hommes), le biais sexiste de la plateforme. Visiblement, la publication de poitrines masculines ne semblait pas poser de problème, alors que celles des femmes étaient soumises à la censure.
La popularité du mouvement finit par convaincre Facebook de modifier ses règles de publication, montrant ainsi, comme l’explique Romain Badouard, la capacité des internautes à créer le bad buzz susceptible de nuire à la réputation de l’entreprise. D’autres pratiques, comme celle du réseau social alternatif Mastodon, aspirent à une régulation collective des contenus s’inspirant des modèles d’ouverture et d’autogestion des logiciels libres. Comme l’explique Sara, dans la pratique, un certain pourcentage de contenus problématiques est de fait détecté par les outils des médias sociaux et est censuré. Le reste, ce sont les utilisateurs qui le dénoncent à travers le signalement. Il y a une forme de collaboration avec les internautes qui met l’utilisateur dans une position active et qui participe à faire le ménage sur le média social. Il ne faut cependant pas être dans une modération excessive, car il faut laisser le choix aux gens la possibilité de voir des contenus différents. Pour Brice, en revanche, la régulation des contenus à travers le signalement est un geste plutôt vain. D’une part, la masse de contenus qui pourraient faire l’objet d’un signalement, peu importe la gravité du contenu, est bien trop élevée. D’autre part, lorsqu’un compte est totalement supprimé, cela n’empêche pas l’auteur de recréer un compte sous un autre profil.
Conclusion
Comme l’ont témoigné les quatre jeunes interrogés, les réseaux sociaux font partie de leur quotidien, ce qui ne les empêche pas de porter un regard critique sur ces outils. Si de nombreuses pratiques des plateformes leur posent question par leur opacité, leurs contradictions au regard de la liberté d’expression ou leur inefficacité lorsqu’il s’agit de contenir les propos, images ou contenus problématiques, les réseaux sociaux restent pour elles et eux un formidable outil de création de liens, de partage, d’expression d’opinions et de rayonnement d’idées. En cela, selon Sara, ils sont un outil horrible mais génial !
Nous partageons, cependant, avec Romain Badouard, le constat que les réseaux sociaux incarnent une forme de « paradoxe démocratique ».
Jamais l’exercice de la liberté n’aura été aussi grand, et à la fois le pouvoir de limitation et de blocage de la parole aussi important qu’actuellement. Le débat démocratique se joue dans un espace public numérique essentiellement régulé par des entreprises privées qui sont en mesure de décider les contenus acceptables et ceux qui ne le sont pas. En réaction à la prolifération des discours de haine et des fausses informations, l’Union européenne s’est dotée d’un cadre régulateur, le DSA 7 (Digital Services Act – 2022) dont l’objectif principal est « de prévenir les activités illégales et préjudiciables en ligne et la propagation de la désinformation », mais n’intervient pas sur les contenus ni sur le pouvoir de modération des plateformes.
Dans ce sens, il est légitime de se demander dans quelle mesure les plateformes, ne continueront-elles pas, malgré tout, à se conformer à la logique commerciale et aux lois du marché qui autorise, comme nous l’avons expliqué plus haut, la circulation de fake news et de discours de haine. À cet égard, à côté des pratiques collectives de régulation qui émergent, il est important d’assurer une éducation aux médias solide et suffisante qui permette la construction d’une posture critique et autonome des usagers des réseaux sociaux. C’est la raison pour laquelle le GSARA a mis récemment en place des formations à l’utilisation des réseaux sociaux (voir l’article consacré à ce thème).
Sources
- Dominique CARDON, « La démocratie Internet », Tranversalités, 2012 – https://shs.cairn.info/revue-transversalites-2012-3-page-65?lang=fr ↩︎
- Romain Badouard, Les nouvelles lois du web. Modération et censure, Coll. « La république des idées », Seuil, 2020. ↩︎
- Pour en savoir plus sur les dimensions juridiques de la liberté d’expression dans le contexte de l’espace public numérique et des réseaux sociaux, voir Jacques Englebert, La régulation des contenus haineux sur les réseaux sociaux, Coll. Débats et droits, Anthémis, 2022. ↩︎
- Pour une définition du « discours haineux » selon l’Organisation des nations unies, voir : https://www.un.org/fr/hate-speech/understanding-hate-speech/what-is-hate-speech ↩︎
- Définition formulée par les chercheurs Fabien Gandon et Franck Michel, cités par Wikipédia – https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_de_l%27attention ↩︎
- Le Monde, « Au Brésil, avec la suspension de X, le tribunal suprême fédéral durcit son bras de fer avec Elon Musk », 31 août 2024. ↩︎
- https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age/digital-services-act_fr ↩︎
Cayetana Carrion
Coordinatrice pédagogique