La revue trimestrielle du Gsara


Débat

Quand la censure empêche de cultiver la démocratie

Cayetana CarrionOptiques n°9 – automne 2025

Les productions et résultats d’ateliers d’Éducation permanente menés par le GSARA prennent souvent la forme de capsules vidéo ou audio qui témoignent de paroles citoyennes exprimant un point de vue critique à partir de situations vécues comme injustes ou problématiques au regard du respect des droits et de l’égalité entre les personnes. Mise au point.

Or, nous observons depuis quelque temps que certains résultats d’ateliers, réalisés dans le cadre de partenariats, n’obtiennent pas l’autorisation de la part du partenaire pour une diffusion large sur les médias sociaux (YouTube, par exemple). Les raisons concernent surtout le climat politique, économique et social actuel peu favorable à l’expression citoyenne, et non la qualité ni le bénéfice du projet pour les participants.

Cela a pour conséquence que le public en général ne peut avoir ni connaissance ni accès à ces productions. Seules des vues non répertoriées sur YouTube sont possibles, c’est-à-dire que la vidéo est uniquement accessible aux personnes disposant d’un lien. Celui-ci ne sera pas affiché dans les résultats de recherche YouTube, ni sur la page d’accueil de la chaîne de l’utilisateur. Cette entrave à la diffusion large d’une capsule vidéo produite dans le contexte de nos ateliers d’Éducation permanente soulève beaucoup de questions quant à la compréhension du cadre et des objectifs de notre travail, et interroge sur l’état de notre démocratie.

C’est pourquoi, consacrer ces lignes pour en parler nous permet d’apporter un rapide éclairage sur le sens et la plus-value de notre travail et de notre engagement dans l’Éducation permanente en tant que démarche favorisant « une implication plus continue et plus profonde »1 des citoyens et des citoyennes dans notre démocratie, en particulier ceux et celles dont la parole existe, mais n’est pas attendue, ni entendue.

Deux cas de censure

Les capsules vidéo de deux projets d’Éducation permanente que le GSARA a menés avec un public émergeant au CPAS n’ont pas, à ce jour, reçu l’autorisation de diffusion large de la part de la direction des CPAS concernés.

Le premier projet concerne les usagers d’une maison de repos, dépendant du CPAS, qui ont choisi collectivement de mettre en scène, grâce à des marionnettes et avec humour, les conditions de la vie au quotidien dans leur établissement et les difficultés rencontrées. Si l’humour est évident, notamment par le recours au pastiche d’un journal télévisé, la volonté n’est pas de critiquer la maison de repos en tant que telle mais, d’en faire ressortir les manquements afin de prendre la mesure des dysfonctionnements et encourager à de véritables changements.

L’humour, à travers le pastiche, a été un choix conscient de la part des participants seniors qui souhaitaient se démarquer de la tendance à montrer une image plutôt dolente et plaintive des maisons de repos (la solitude des aînés, la fin de vie, etc.). Le CPAS, de qui dépend la maison de repos, avait marqué son accord pour le déroulement du projet. En revanche, la direction s’est montrée moins favorable à la diffusion des capsules vidéo évoquant la crainte de faire une mauvaise publicité à des établissements dont l’image et la réputation sont déjà sévèrement ternies.

Le deuxième exemple concerne le souhait des participants de parler de leur condition en tant que bénéficiaires du CPAS. Ils ont décidé, avec l’aval du CPAS concerné, de réaliser 5 capsules vidéo de 2-3 minutes qui dévoilent des tranches de vie du quotidien de personnes ordinaires bénéficiaires des services d’aide sociale. Grâce à un plan fixe reproduisant à chaque épisode le même lieu et le même décor (un canapé suggérant un salon où trois personnes prennent place pour discuter de leurs tracas quotidiens), sont mises en scène des situations simples du quotidien qui révèlent en filigrane les difficultés vécues par les usagers du CPAS : le logement, la santé, la précarité professionnelle, la fatigue… déconstruisant ainsi quelques clichés et préjugés à leur égard et dévoilant par la même occasion les lourdeurs et incohérences administratives auxquelles ils sont obligés de faire face.

Ici aussi, le propos n’était pas tant la critique du CPAS que celle de la société dans son ensemble. À nouveau, le CPAS, qui était favorable au projet, a refusé d’autoriser la diffusion de ces capsules vidéo au-delà du cercle des usagers, invoquant le risque de donner une mauvaise image du CPAS, déjà mise à mal et sous pression dans un contexte socio-économique tendu.

Une démarche et une parole qui se distinguent de la parole journalistique

Dans les deux cas, le travail d’expression, d’analyse critique, de débat, et de réalisation se sont faits sur un temps long (1 année environ a été consacrée à se documenter, rencontrer des spécialistes, réaliser des interviews, à écrire les textes et le scénario), dans une approche participative de co-construction et de co-création propre à l’Éducation permanente et distincte du travail de journaliste (Celui-ci est censé adopter une posture neutre pour rendre une information d’intérêt général à travers une diversité de supports médias (radio, télévision, presse écrite, médias sociaux)).

La démarche d’Éducation permanente mobilise les participants à questionner et à critiquer l’état des choses, à partager et à produire des savoirs à partir de leurs vécus et de leur dénonciation des causes des dysfonctionnements sociétaux qui les affectent, à libérer leur parole, à prendre conscience de leurs droits (par exemple, le droit à un service de qualité, le droit à la santé) et à les exercer (notamment le droit de s’exprimer), à déconstruire les préjugés. En plus de valoriser les participants qui les ont réalisées, la diffusion des capsules vidéo soutient l’intention de partager avec un large public un point de vue situé de personnes dont la parole est rarement entendue, d’ouvrir des espaces de réflexion, de dialogue et de conscientisation par les citoyens et pour les citoyens.

L’Éducation permanente comme manière de cultiver la démocratie

Cette censure, dont les motivations peuvent se lire à l’aune des incertitudes économiques et politiques que nous traversons actuellement, met toutefois à mal les objectifs de l’Éducation permanente dans le cadre desquels ces projets ont été explicitement et de commun accord mis sur pied : « la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits civils et politiques, sociaux, économiques, culturels et environnementaux dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle »2. Cette censure participe aussi à l’affaiblissement de l’espace démocratique qui tend à l’heure actuelle à se réduire. Car ce qui est en jeu ici est le droit à la liberté d’expression, assortie de la « liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir d’ingérence d’autorités publiques »3.

Or, pour pouvoir assurer la vitalité démocratique de notre société, il est important de « cultiver la démocratie », c’est-à-dire, élaborer collectivement une vision et une représentation du monde tel qu’il devrait ou pourrait advenir4. Cela implique un travail de parole et d’expression – garantie par l’exercice du droit à la liberté d’expression – d’analyse et d’élaboration d’un point de vue et d’une vision du monde – par l’exercice des droits culturels – que les associations d’Éducation permanente accompagnent à travers leur médiation.

  1. Cf. Luc CARTON, « Cultiver et démultiplier la démocratie », Culture & démocratie, 2021 – https://www.cultureetdemocratie.be/articles/cultiver-et-demultiplier-la-democratie/ ↩︎
  2. Cf. Décret de l’Éducation permanente 2018 – https://gallilex.cfwb.be/sites/default/files/imports/27856_006.pdf ↩︎
  3. Le droit à la liberté d’expression est garanti par article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, article 19 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques et article 10 de la Convention Européenne des droits de l’homme (https://fra.europa.eu/fr/eu-charter/article/11-liberte-dexpression-et-dinformation). La Constitution belge prévoit également une protection dans son article 19. Néanmoins, la liberté d’expression n’est pas absolue. Comme le précise l’Institut Fédéral pour la Protection et la promotion des Droits Humains, « ceux et celles qui exercent leur liberté d’expression ont également certains devoirs et responsabilités.» https://institutfederaldroitshumains.be/fr/liberte-dexpression. ↩︎
  4. Cf. Luc CARTON, « Cultiver et démultiplier la démocratie », Culture & démocratie, 2021 – https://www.cultureetdemocratie.be/articles/cultiver-et-demultiplier-la-democratie/ ↩︎

Cayetana Carrion

Coordinatrice pédagogique – GSARA asbl