Exposé
Questionner l’IA, son monde, son histoire et sa culture
Carte blanche proposée par NumEthic, fondée par trois enseignants belges, qui promeut une réflexion critique sur le numérique à l’école et milite pour un usage éthique, responsable et respectueux des libertés. L’association sensibilise aux enjeux du numérique, propose des alternatives libres et crée une communauté engagée. Elle défend un numérique « libre » et « en commun », fondé sur la coopération, la transparence et la gouvernance partagée. NumEthic encourage l’école à préserver sa souveraineté numérique, à éviter la dépendance aux outils propriétaires et à développer l’autonomie technologique des élèves. Enfin, elle plaide pour une véritable éducation au numérique, visant à questionner les outils et leurs impacts plutôt qu’à seulement les utiliser.
« L’IA existe, il va falloir apprendre à bien l’utiliser ». Tel est le discours dominant depuis l’émergence des grands modèles de langage, des logiciels de génération d’images, de musiques et de vidéos.
L’intelligence artificielle déferle dans notre société, elle s’impose à nous. Elle occupe non seulement l’espace médiatique, mais capte également notre attention, nos réflexions et transforme parfois nos pratiques. Car ce n’est pas juste un nouvel objet technique qui s’insère dans notre société, c’est toute une nouvelle dynamique de société qui se met en marche. Elle restructure notre regard sur nous-même, sur notre intelligence, sur notre économie et sur le travail. De surplus, elle provoque chez nous des sentiments de fascination, d’écrasement. Dès lors, comment s’y rapporter ? Comment résister à l’urgence d’avoir une réponse définitive aux tensions que l’intelligence artificielle soulève ? De peur de rater quelque chose, comment résister à l’injonction de l’utiliser avant même de nous demander si nous souhaitons le faire et à quelles occasions ? Sans cela, il devient difficile d’établir des repères, de se donner du pouvoir d’agir et décider, personnellement et collectivement, de ce qu’on fait vis-à-vis de l’IA.
Si nous partons de l’hypothèse du philosophe Gilbert Simondon1, nous souffrons d’un déficit de culture technique qui nous empêche de comprendre quel genre d’existence ont les objets techniques, ici l’intelligence artificielle, et comment nous nous rapportons à eux. Nous avons développé un rapport d’étrangeté, une inattention et un manque de considération vis-à-vis de ceux-ci. Soit nous traitons les machines en esclavage, soit nous les sacralisons dans l’espoir d’en retirer plus de puissance. Nous ignorons l’étendue de la réalité technique, sa manière d’exister dans notre monde, sa temporalité, ses contraintes, son histoire, etc. C’est cette distance qui entrave notre capacité à comprendre, voir et sentir comment la réalité technique s’insère dans la réalité humaine. La culture technique n’est donc pas seulement une connaissance technique ou scientifique, mais bien une pratique qui fait lien dans un contexte social et historique situé.
Livret d’autoformation à l’IA
Pour répondre à ce déficit, notre association NumEthic en collaboration avec l’association PhiloCité, avons créé un livret « d’autoformation » sur l’intelligence artificielle. Nous y proposons des ateliers et une contextualisation afin de questionner notre rapport à l’IA et réfléchir collectivement à ce qui nous arrive actuellement. Plutôt que de s’attaquer directement aux enjeux globaux, nous invitons à observer comment nous sommes, nous, singulièrement mis en jeu. Nous partons de nos existences concrètes, de nos pratiques existantes (ou non), de notre imaginaire ainsi que de nos affects, afin de construire collectivement une grille de lecture sur l’IA, et ce, à notre mesure, depuis notre perspective.
Le livret est structuré en quatre chapitres. Le premier chapitre s’intéresse à notre imaginaire vis-à-vis des IA, dans la culture en général et dans la culture audiovisuelle en particulier. Quelles histoires nous racontons-nous vis-à-vis des machines et autres robots ? Quelles tensions ces histoires mettent-elles en scène entre les êtres humains et les machines ? Qu’est-ce qui inquiète dans ces mises en scène ? Qu’est-ce que les robots, androïdes et autres cyborgs viennent ébranler dans nos imaginaires ?
Dans le deuxième chapitre, nous menons une enquête sur nos pratiques médiatiques actuelles: chercher des informations, les synthétiser, en garder une mémoire, etc. Nous prenons le temps de les observer et de les décrire, d’examiner les différences entre nos pratiques respectives. Alors que nous avons en général tendance à nous demander quelles pratiques nous « devrions » adopter, nous revenons à une dimension souvent négligée : ce que nous faisons effectivement déjà maintenant, et ce que cela nous fait. Nous discutons également de comment l’émergence des logiciels d’intelligence artificielle vient bousculer et modifier nos pratiques actuelles.
Dans le troisième chapitre, nous entrons dans le monde des objets techniques (les logiciels d’intelligence artificielle, mais également le matériel et les infrastructures nécessaires à leur fonctionnement). De quoi ces objets techniques ont-ils besoin pour exister, pour fonctionner ? En termes de ressources naturelles ? De travail ? À quelles contraintes (chimiques, physiques, mathématiques) les concepteurs font-ils face au moment d’inventer une machine ? Ces questions servent également à observer notre rapport habituel aux objets techniques : prenons-nous le temps de nous intéresser à leur fonctionnement ? Ou au contraire, les considérons-nous en général comme des purs moyens nécessaires à la poursuite des fins qui sont les nôtres ? Et qu’est-ce que cela change de prendre le temps de s’arrêter et de nous y intéresser ? Qu’est-ce qui attise notre curiosité ? Qu’est-ce que nous gagnons à nous intéresser aux machines ?
Après avoir observé le fonctionnement des machines, le dernier chapitre aborde les valeurs véhiculées par les IA. Ces valeurs dépendent des contraintes techniques avec lesquelles les concepteurs doivent composer, du contexte social, des choix économiques, de la politique culturelle, des systèmes juridiques, etc. Chacune réagit de manière singulière à l’émergence des logiciels d’intelligence artificielle en fonction de ce qui importe dans son existence. Ou, plus précisément, dans les différentes dimensions de son existence : vie familiale, professionnelle, loisirs, vie affective et intime, etc. Nous explorons dans ce chapitre d’une part les endroits où les logiciels d’intelligence artificielle tendent à nous emmener. D’autre part, nous examinons la manière dont l’émergence de ces logiciels nous met en tension les uns avec les autres, individuellement et collectivement, au sein des communautés auxquelles nous appartenons.
Alors que les objets techniques ont tendance à être considéré comme des outils « neutres » (ils ne sont ni bons ni mauvais, cela dépend de l’usage qui en est fait), nous considérons dans notre approche qu’ils sont des acteurs culturels de notre société : ils ont un mode d’existence propre. L’intelligence artificielle est le compromis entre des besoins et désirs humains particuliers, entre une réalité humaine et des contraintes techniques, elle est à la fois physique et mathématique. Il en résulte quelque chose de parfois inattendu. Qui aurait pu imaginer en 2007 au moment de l’arrivée du smartphone, la conception de TikTok, un réseau « social » qui fait défiler indéfiniment des vidéos de quelques secondes ? Que Facebook amplifierait à ce point l’entre-soi, les théories complotistes et les contenus à forte charge émotionnelle ? Que les réseaux sociaux transformeraient les normes sociales ?
Des ateliers sur l’IA
Pour s’exercer collectivement à mettre en jeu cette conception de l’intelligence artificielle, nous avons imaginé plusieurs ateliers collectifs. Par exemple, nous demandons aux participants de dessiner par groupe le fonctionnement d’une intelligence artificielle2. Si ceux-ci ne savent pas comment certaines parties fonctionnent, alors ils doivent l’imaginer. Le but ici est triple.
- Expliciter notre rapport à la technique. Nous avons tous entendu ici et là des explications sur l’intelligence artificielle. Qu’avons-nous retenu ? Qu’est-ce qui nous a paru important pour comprendre son fonctionnement ? L’énergie nécessaire ? Les données nécessaires ? Les ressources naturelles ? Humaines ? La maintenance ? La modération de ce que l’IA produit ? Etc.
- Expliciter l’aspect social et situé de la technique. Si nous avons retenu certaines choses, qu’est-ce que les autres en on retenu ? Comment et pourquoi ? Comment synthétiser les différents points de vue dans un dessin commun ? Quelles parties mettons-nous en avant, en retrait ?
- Expliciter notre imaginaire et comment il s’insère dans la technique. Il est normal de ne pas tout savoir, mais comment imaginons-nous ce que nous ne connaissons pas ? Comment situons-nous les différentes parties du fonctionnement entre elles ? Lorsqu’il s’agit d’IA, qu’imaginons-nous sur la complexité technique ? Qu’y a-t-il de « magique » et de quelle magie parlons-nous ? Quelque chose de merveilleux ? De fascinant ou d’obscur ?
Cette animation met en exergue comment nous nous rapportons à l’IA, quels sont nos affects et nos intérêts. Elle met aussi en évidence une tension entre le rapport objectif que la technique entretient, son implacabilité et sa constance, et la subjectivité de l’usager pris dans le tumulte de sa propre vie, d’une histoire et d’un contexte toujours en transformation. Elle amène à situer l’IA dans un écosystème de relations et d’attentions (à la fois avec les êtres humains qui travaillent à son fonctionnement, sa maintenance, son économie, son usage… mais aussi les infrastructures avec lesquelles elle doit composer). Incidemment, elle permet de voir que les objets techniques et l’IA en particulier structure et reconfigure, au moins en partie, nos pratiques, notre société et in fine notre rapport au monde.
Le travail de ce livret n’est pas de vérifier la pertinence de nos réflexions, mais plutôt d’assurer un cadre à nos réflexions. Tout comme l’IA, la source de nos réflexions est le fruit d’un contexte situé personnellement et collectivement, notre savoir et savoir-faire, nos valeurs, mais aussi nos affects, notre histoire et notre culture. Observer ce contexte avec attention, c’est se donner une carte pour se repérer, un atout pour nos réflexions futures où nous y sommes acteurs.
- Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Éd. Flammarion (2024) (première édition en 1958 chez Aubier) ↩︎
- Cet atelier a été inspiré de l’ouvrage : Enfantillages outillés : un atelier sur la machine, Éd. L’Arachnéen 2016. ↩︎
NumEthic
Acteur de sensibilisation aux enjeux du numérique